Illustration: spreads de Shirana Shahbazi, ”Monstera” |
Espace critique libéré des contraintes conventionnelles, s’emparant de moyens de reproductions et d’impressions accessibles et support de diffusion démocratique, le livre d'artiste, qu'il soit illustré, visuel ou photographique, renaît depuis une décennie et permet une relecture d'images préexistantes. ”Print on demand” revient sur ce nouvel âge d'or par l'intermédiaire de livres récents de Shirana Shahbazi, Linus Bill et autres Erik van der Wejde. Où, du livre à l'exposition, il n'y parfois qu'un pas.
Participant d’une émancipation politique (des tracts ou des pamphlets), artistique (le Surréalisme, Fluxus ou le Futurisme) et culturelle (dans l’entertainment), les procédés d’impression rapides et économiques comme la photocopieuse ou le stencil contribuèrent à la naissance d’une nouvelle esthétique, universalisée par de nombreuses pratiques émergentes, concrétisée plus précisément ici sous la forme du fanzine: cette esthétique DIY, chérie – voire fétichisée – par plusieurs générations depuis les années 60, a opéré au début des années 2000 un retour remarqué. Plusieurs caractéristiques de la confusion des genres de l’époque, entre collage, intervention, reproduction sommaire de coupures de presse et gestion typographique aléatoire ne furent pas forcément repris au XXIème Siècle. Il s’agirait plutôt d’une réapparition de formes connues par l’utilisation de procédés d’impressions rappelant l’artisanat d’alors; car outre la Xerox, toujours très appréciée et utilisée par des artistes comme le Biennois Adrien Horni (par l’intermédiaire de son magazine Turbo), c’est véritablement le Risographe qui fut au centre des pratiques d’auto-édition, en révélant des acteurs aujourd'hui reconnus tels que Ari Marcopoulos ou Linus Bill, tout comme les éditeurs zurichois Urs Lehni et Benjamin Sommerhalder, sans oublier des petites structures de presses internationales comme Ditto (Londres) ou Après-Midi Lab à Paris.
Le Self Publishing actuel, en pleine réévaluation, au centre de nouvelles perspectives mais aussi de débats animés, nécessiterait davantage d'articles que ne comporte cette thématique afin d’en saisir les enjeux et caractéristiques. Ce qui nous concerne ici, c’est qu’il participe de ce retour de formes photographiques radicales, s’affranchissant du dogmatisme, questionnant les divers conventions tout en opérant une relecture de l’histoire de la photographie. Plaçant souvent cette dernière au centre de ses intérêts, il aura permis la création de réseaux indépendants – diffusion traditionnelle ou numérique, facilitée par des nouvelles librairies ainsi que des foires spécifiques – pour de nombreux artistes souffrant du clivage opérant dans le monde de la photographie (entre celle dite classique, typée muséale et documentaire, et celle exposées dans les espaces d’art contemporains ou publiées dans les magazines) avec très peu de moyens.
Exposition de Shirana Shahbazi, Kunsthalle Berne, 2014 (photo © Gunnar Meier) |
”Monstera”, dernière publication de Shirana Shahbazi, est un excellent exemple de la radicalité rendue possible par le livre. Paru chez JRP|Ringier, il se compose de juxtapositions de reproductions de lithographies, des associations d'images abstraites réparties sur les 256 pages qui se parcourent librement et s'inscrivent comme l'aboutissement de l'exposition que l'artiste d'origine iranienne avait tenue à la Kunsthalle de Berne l'an passé. Ce récit photographique d’un voyage de trois mois qui l’a amenée de son lieux de vie, Zurich, à Téhéran, sa ville natale, était en effet d’abord entendu sous forme d’exposition de lithographies bi- ou tricolores; « un début de protocole est en place (entre l’artiste et Fabrice Stroun, ex-directeur de l’instutution bernoise, nda), mais curateurs et artiste décident que c’est insuffisant: il faut ajouter d’autres couches de procédés analogiques pour contrer l’immatérialité du numérique. Ainsi chaque mur de la Kunsthalle a-t-il été repeint d’une autre couleur, toujours très affirmée – violet, gris foncé, turquoise, jaune pétant, bleu ou bordeaux. La dizaine de tonalités accueille une vingtaine de lithographies (…) » décrit dans le journal Le Courrier le journaliste Samuel Schellenberg. Cette forme de compensation laissait comme un drôle d'arrière-goût tout au long de l'exposition (visible ici); l'ouvrage, lui, convainc d'autant plus qu'il efface la stratégie scénographique adoptée à Berne. Réagencé et réinterprétée, son corpus d'images prend une toute autre dimension, sans compromis, qui dérègle la lecture classique pour tendre vers une expérience fragmentée et sensorielle. Cette expérience picturale répond de l'idée de transgression que Michel Foucault décrit en parlant de profanation. Appliqué à la photographie, la lithographie permet un travail d'estampe singulier et de réductions de formes. Machine encore plus accessible, le Risographe opère le même type d'intervention avec l'avantage de pouvoir produire relativement facilement un livre.
C'est au travers de cette technique que de nombreux jeunes artistes se sont fait récemment connaître à l'instar du Biennois Linus Bill et de son associé Adrien Horni. Interrogeant lui aussi le concept d’oeuvre imprimée à travers son parcours artistique et ses prises de position, le photographe Linus Bill a rapidement fait évoluer ses images via les procédés de reproduction. En opérant un cycle presque complet de l’histoire de l’imprimé (de la lithographie à la sérigraphie, en passant par des ouvrages en photocopie ou au risographe), Bill souscrit à ce concept distanciation visuelle, central dans notre thématique ”Print on demand”. Si comme d’autres artistes (Haris Epaminonda, Taiyo Onorato & Nico Krebs par exemple), il n’aura que très rarement publié à travers ce ”moyen pauvre” du Risographe (on retient les excellents ”Tu m’as volé mon vélo” ou ”Polizei Geschlossen Sorry”), son approche du procédé et son questionnement de la signification de ses travaux photographiques sont des plus parlants. Toutefois, à l'instar de son dernier travail exposé à la galerie new yorkaise Nathalie Karg l'an passé, son mode opératoire l'a amené très loin de ce médium. Et avec très peu comme il l'avouait récemment: dans la lignée de ”Fundamentals” exposée en 2012 à la Kunsthalle de Berne, ses grands formats proviennent de simples formes et d'objets préalablement photocopiés et édités en petits ouvrages. Du livre à l'exposition (on se souvient de la publication ”TOPMOTIVIERT” chroniquée ici par nos soins), un processus surprenant et une nouvelle étape dans la pratique plastique des Biennois, tableaux aux ”esthétiques relationnelles”, « confondant la spécificité de chaque médium1» relève Gianni Jetzer, ancien directeur du Swiss Institute et commissaire de l’exposition collective ”Painting and Jugs” (2012) dans ce même espace d’art new-yorkais.
Linus Bill & Adrien Horni, Nathalie Karg Gallery, New York, 2014 |
Bill et Horni poursuivent leur incursion dans des formes aussi abstraites qu’impactantes avec leurs couleurs vives et leurs formes sculpturales, qualités pourtant obtenues par une production pauvre; si ces tableaux sont le fruits de nombreuses heures en atelier et d’aptitudes techniques acquises par ces artistes, elles sont d’une certaine manière, dans leur réduction à l’essentiel, détechnologisée. Parlant de volonté de déculturiser et de déhistoriser le médium photographique, Lyle Rexer voit cet affranchissement technologique comme un « processus permettant une image plus authentique2», une image que l’on pourrait décrire comme tendant de plus en plus à l’abstraction ou à des formes visuelles simples mais ontologiquement complexes quant à ses modalités et propriétés, comme des ”distanciations visuelles”3. Ces grands formats font irrémédiablement écho aux premiers faits d'armes de Linus Bill et à ses publication comme impératif d’exposition et étape initiale. Lui qui documentait presque exclusivement son entourage dans sa pratique photographique a réussi à dépasser le fétichisme que l’on observe aujourd’hui vis-à-vis des pratiques de Self Publishing pour n'envisager ses images qu'en motifs, tramés et le plus souvent monochromes. Avait-il les bonnes images et le bon propos pour coller à ce procédé de reproduction ”pauvre”? Iconiques mais pas du tout précieux, ses tirages obtiennent de la dégradation risographique une forme simple, réduite à l’essentiel, des formes, des poses, des architectures, dégageant les détails et les conventions comme semble le faire un enfant dans ses processus de création issus de son monde intérieur. L’abstraction obtenue par ce type d’impression légitime ainsi un travail photographique intime et transforme cette apparente banalité voire insignifiance en un « puissant déclencheur de l’imagination », effet obtenu sans prouesse technique en photographie4. Par ce procédé minimisant les informations, Linus Bill avouera – dans une conversation que j'ai eue avec lui – avoir voulu éviter l’effet documentaire pour ne privilégier qu’une forme de vision personnelle, presque fantastique.
Cette réduction d’information obtenue par le Risographe ou d'autres techniques d'impressions similaires fut aussi brillamment utilisée par d’autres artistes, éditeurs ou photographes – parmi ceux-ci, les néerlandais de Onomatopee, les londoniens de Kingsboro Press ou Ditto Press, les allemands de Jung und Wenig et forcément le studio Après-Midi Lab à Paris; ces nombreux acteurs souscrivent non seulement à cette effervescence et à l'esprit de liberté du Self Publishing, mais contribuent aussi à la compulsion collectionneuse à une urgence éditoriale. Cette forme d'irrespect doublé d’un enthousiasme et d’une capacité à se mouvoir dans le flux d’images contemporain sans privilégier la haute définition est partagée par Erik van der Wejde, artiste éditant à tout va des images d’origines diverses, les compilant dans des sortes d’atlas percutants (notamment ceux publiés chez 4478Zine.com) et autres collections de ”trésors” pour ainsi trouver une autre façon de percevoir les choses via des investigations reproduites sans fioriture. Cherchant lui aussi à tendre vers une expérience esthétique de l’ordinaire visuel, ce Néerlandais travaille sur la répétition d'un corpus hétérogène qu'il tente de rendre générique: « l’image de tel arbre est l’image de tous les arbres ; l’image de tel daim est l’image de tous les daims » avance Pierre Dourthe dans le texte de l'exposition à la galerie Florance Loewy5. Cette faculté à rendre générique chaque image « dispose l’objet photographique à un degré d’abstraction. Désinvesti de sa charge symbolique, le motif se décline comme lieu commun » conclu Dourthe. Sur sur les traces d’anciens ”archivistes” tels que Peter Piller ou Hans-Peter Feldmann, van der Wejde applique ce précepte de la ”publication comme impératif d’exposition”; de ses sortes de Ready Mades, on n'en retient que l'essentiel, leur iconicité et leur potentiel sculptural. A l’inverse des oeuvres d’art au centre de ”Ways of Seeing” de John Berger, ces captations ”clarifient” plus qu’elles ne ”mystifient”6, évitant une reproduction typée beaux-arts. La photographie est vue ici comme un moyen de captation, aucunement cloisonnée, médium qui tend vers des « formes visuelles puissantes7 ». A travers des techniques de reproductions et d'impressions alternatives, accessibles et interprétatives, les travaux de ces artistes prennent des formes renouvellées et toujours surprenantes, que ce soit sur les cimaises ou dans un livre.
Notes
1 – http://swissinstitute.net/exhibitions/exhibition.php?Exhibition=120
2 – Lyle Rexer, ”The Edge of Vision: The Rise of Abstraction in Photography”, Aperture, Londres, 2009, p.191
3 – ibid
4 – Charlotte Cotton, ”La photographie dans l’art contemporain”, Thames & Hudson, Paris, 2010, p.9
5 – http://www.florenceloewy.com/gallery/exhibitions/erik-van-der-weijde/
6 – John Berger: ”Ways of Seeing”, Penguin Books, Londres, 1990, p.11
7 – Charlotte Cotton, ”La photographie dans l’art contemporain”, Thames & Hudson, Paris, 2010, p.13
Chapitre 1
Print on demand: introduction
Chapitre 2
Print on demand: aux sources de l'image
Chapitre 3
Print on demand: 3M, Xerox et papier de riz
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