Illustration: Baker Wardlaw, ”Sans titre 1” / Linus Bill, ”So Spricht Stauffer” (Turbo Magazin) |
Cette nouvelle thématique porte sur une série d'observations actuelles faites sur les croisements multiples entre la photographie, l'estampe, l'(auto-) édition et le digitalisme. D'Ed Rusha, pierre angulaire dans la conceptualisation du médium photographique à Linus Bill, artiste biennois exposant actuellement aux côtés d'Adrien Horni au Swiss Institute de New-York, ”Print on demand” propose une immersion en plusieurs étapes dans l’histoire des techniques d’impressions, les exemplifiant avec des travaux d’artistes contemporains, expérimentaux, affranchis ou en permanente citation. Premier crochet avec l'exposition new-yorkaise "Print/Out" et celle de Minneapolis, "The Last Picture Show", en guise d'introduction.
A l’instar du cinéma, la photographie reste une discipline évoluant dans sa majorité en circuit fermé, avec ses propres prix, musées, foires et festivals. ”Print on demand” entend ainsi décloisonner cette discipline; en questionnant les supports tout en les replaçant face à des manifestations actuelles (publications, expositions, etc) on tentera d'y discerner ses évolutions désormais aux mains d'une nouvelle génération née avec un écran pas très loin du landeau, s’appropriant un héritage riche et complexe, entre premières expérimentations du XIXème Siècle, non-photographies des années 60-70 et New Media Art d’aujourd’hui. Quelle que soit la forme que prend la photographie, le ”Print Process” reste au coeur des préoccupations, servant judicieusement le propos, remplissant sa fonction ou métamorphosant le sujet: car il est bien plus qu’un simple moyen pour arriver à une fin. Naturellement, cette thématique tentera aussi de s'affranchir du manichéisme numérique-analogue pour s’interroger sur un médium qui tend vers un mode de production multiple et croisé.
Un bégaiement d'images
Pour de nombreux artistes au cours des trois dernières décennies, l’impression a été un moyen idéal pour expérimenter via l’appropriation et la citation, brouillant les frontières entre original et copie, vrai et faux, passé et présent. En 2012, l’exposition ”Print/Out“ du MoMA présentait non seulement des travaux de Martin Kippenberg, mais aussi du groupe d’artistes danois Superflex, de Rirkrit Tiravanija ou encore de Philippe Parreno; des noms pour la plupart forts connus et qu’on ne rattacherait pas forcément à la discipline photographique. Une série de sérigraphies de Kippenberg inaugurait l’exposition, illustrant le recyclage sans fin et le transfert de motifs que rend possible l’impression. Le duo d'artistes danois Superflex s’interroge lui sur la nature des copies d’originaux en proposant un workshop, tandis que Tiravanija ou Parreno utilisent le récit, se réappropriant des copies de textes et d’œuvres originaux, les partageant pour ainsi réactiver des événements antérieurs ainsi que les œuvres éphémères. Aussi à l’honneur, Trisha Donnelly – que l'on a récemment vue dans une exposition à la Serpentine Gallery de Londre – caractérise bien cette tendance de combiner les techniques d’impression avec les technologies numériques pour ainsi « déconstruire, modifier et transformer les images. » Elle-même parle d’un « bégaiement de plusieurs images ».
Photo: Trisha Donnelly, Serpentine Gallery, Londres (2014)
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Cette exposition ”Print/Out“ était entièrement focalisée sur l’examen des évolutions des pratiques artistiques liées au support d’impression, de la résurgence des techniques traditionnelles, souvent utilisées conjointement avec les technologies numériques, à la prolifération des projets d’artistes auto-publiés, avec comme postulat de départ qu’« au cours des deux dernières décennies, les frontières géopolitiques ont changé et les nouvelles technologies ont forgé des canaux de communication à travers le monde. Les documents imprimés sous des formes à la fois novateurs et traditionnels ont joué un rôle-clé dans cet échange d’idées et de sources. » 1 Et davantage: ce moyen, en raison de sa capacité à diffuser l’information de manière efficace, a souvent été lié au changement social (on pense notamment aux livres de Ai Weiwei qui furent distribués clandestinement en Chine). ”Print/Out” dépasse les idées préconçues lorsqu’il parle du terme d’estampe, terme qui englobe d’une certaine manière toutes les techniques dont nous parlerons tout au long de cette thématique: selon le dictionnaire Larousse, une estampe (de l’italien stampa, de stampare, imprimer) est une « image à caractère artistique, imprimée, le plus souvent sur papier, par le moyen d’une matrice traitée en relief (gravure sur bois, sur linoléum), en creux (sur métal : taille-douce) ou à plat (lithographie, sérigraphie). »2 Ne se limitant plus à l’atelier de gravure traditionnelle, le domaine de l’estampe a, ces dernières années, attiré un large éventail d’artistes présentant une variété dans les compétences, la formation et les intérêts. Les artistes présentés tout au long de ces lignes le prouvent en l’interrogeant, soit via des manières nouvelles de l’aborder, en croisant ou en associant les techniques pour ainsi tendre à l’idée même d’ ”Alternative Process”. Ce mélange qui en résulte reflète l’omniprésence des empreintes (”Prints”) dans le paysage culturel d’aujourd’hui et témoigne de l’extraordinaire engouement d’un moyen au centre de la pratique artistique contemporaine. C’est un lieu commun que d’affirmer que les techniques d’impressions relèvent de la stratégie et du processus dans la conception, l’élaboration et la concrétisation d’un travail, ici artistique et plus particulièrement photographique.
Vibrations et dernières images
Si l’historien d’art Ernst Gombrich interprète l’image comme une création de substitut3, Sigmar Polke dit d’elle qu’elle est ”transformative” alors que Sherrie Levine la voit comme sous une forme de vibrations4; Ed Rusha parle quant à lui de la photographie comme d’un terrain de jeu (« It’s a playground. Is all it is »), un espace où (presque) tout est possible, quitte à oser des choses non-académiques; si elle a forcément dû avancer par tâtonnement dans ses débuts en utilisant les rares techniques alors à disposition (des photogrammes, au cyanotype, tout comme les multiples procédés de photogravure pour reproduire des images), la photographie ne pensait pas, presque deux siècles après sa première fixation fugitive (Jacques Charles) et stable (Joseph Nicéphore Niépce), qu’elle passerait par le filtre des artistes conceptuels pour ne pas en sortir indemne: entre 2003 et 2004 se tenait l’exposition ”The Last Picture Show: Artists using Photography, 1960-1982” au Walker Art Center de Minneapolis, commissionnée par Douglas Fogle, réunissant une liste impressionnante d’artistes désormais indissociables de ce médium – ce qui soit dit en passant ne fut pas toujours le cas: Vito Acconci, Bas Jan Ader, Giovanni Anselmo, Eleanor Antin pour ne prendre que le ”a” de l’alphabète. A leurs côtés, Ed Rusha, Yves Klein, James Welling, Martha Rosler, ou évidement Bernd et Hilla Becher et John Baldessari, exposés à Minneapolis, avec cette question fondamentale autour de la notion de ”Last Picture“: « Est-ce que notre ”Last Picture Show” est la perte progressive de notre innocence résultant de l’explosion et de de la dissémination globale des images dans les médias imprimés et électroniques depuis les années 60, produisant ce que le Situationniste Guy Debord appelle la ”Société du spectacle” en 1967, en tant que processus d’accélération par la prolifération des images transmises de la guerre du Vietnam? Deux attitudes peuvent se distinguer: le rejet ou la fascination, à l’instar dans ce cas du peintre allemand Sigmar Polke. L’attitude de se dernier symbolise en sorte l’investiture de ce médium par les artistes, décrite par Douglas Fogle dans son texte introductif: il y met en effet en évidence la possibilité de parler de potentialités ”extra-photographiques” à la photographie: « que ces artistes se voient comme des photographes ou non (…), leurs pratiques larges et diverses sont liées à des impulsions que l’on peut désormais appeler ”extra-photographiques”. Impulsions pour investir ce monde photographique, ou plutôt la multiplicité de mondes photographiques par leur travail propre. »5
Désastres techniques
Dans les années 60, Sigmar Polke développe une obsession pour l’appareil photo qui le mènera à des expérimentations photographiques sous formes de sculptures et de travaux d’impressions jouant sur la chimie du développement. Ses années 70 seront presque entièrement dévolues à cette pratique tournant autour des propriétés photographiques. Depuis les touts débuts de sa pratique artistique, Polke incorpore régulièrement des fragments de photographies dans ses peintures en tant que résultat de sa fascination pour la trame qui compose les plaques servant à reproduire les images dans des procédés d’impressions commerciaux. Plus important: il devint de même intéressé dans ”la capacité et la puissance des effets résultant des erreurs d’imprimés”6, erreurs qui perturbent d’une façon presque insaisissable l’uniformité des procédures d’impression industrielles, erreurs prises comme un jeu de ”technical disasters”. Malléable, la photographie était perçue par ce peintre comme une pratique ”libératoire”: « un négatif n’est jamais terminé. Tu peux te saisir de ce négatif. Tu peux faire ce que tu en veux. Je peux jouer avec lui. Je peux l’utiliser. Je peux le mélanger avec d’autres négatifs. Je peux aussi choisir d’autres options ». Ses derniers travaux, comme l’affirme Fogle, pousseront encore un peu plus la photographie dans ses retranchements en termes de perceptibilité et de propreté en se positionnant dans l’idée de l’instabilité et de l’inexactitude. Polke traita la photographie comme un médium transformatif, aux capacités quasi mystiques.
Photo: Sigmar Polke, "Schattenkabinett", 2005, Kunsthaus Zurich (2014) |
Bien entendu, la pratique décloisonnée de Sigmar Polke n’illustre qu’une certaine idée de la photographie et de sa pratique multiple. Cependant, elle est suffisamment signifiante pour entraîner de nombreux descendants, plutôt à l’honneur dans l’exposition ”Print/Out” du Moma, traitant elle des années 80-90 alors que ”The Last Picture Show” présentait des artistes des années 60-70. Polke nous permet de nous plonger un peu plus dans l’idée de ”terrain de jeu” que représente la photographie et d’aborder les techniques appropriées et (ré)utilisées; celle-ci, en tant qu’"ensemble des techniques d’enregistrement de rayonnements électromagnétiques par des procédés photochimiques"7, permet par sa définition-même de multiples interprétations quant à la façon de se révéler, de se fixer et de se représenter. Nous voilà parés pour aborder de nombreuses techniques par l’intermédiaire de travaux d’artistes photographes contemporains.
http://www.moma.org/interactives/exhibitions/2012/printout
Toutes les photographies: Julien Gremaud
Notes1. Christophe Cherix, Sarah Suzuki, Kim Conaty, ”Print/Out: 20 Years in Print”, Museum of Modern Art, New York, 2012, p.23
2. Douglas Fogle, ”The Last Picture Show: Artists using Photography, 1960- 1982”, Walker Art Center, Minneapolis, 2003, p.11
3. ibid. p. 224
4. ibid. p. 13
5. ibid. p.10
6. ibid. p.13
7. Le Petit Larousse illustré 2005, Editions Larousse, Paris, 2005
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3. ibid. p. 224
4. ibid. p. 13
5. ibid. p.10
6. ibid. p.13
7. Le Petit Larousse illustré 2005, Editions Larousse, Paris, 2005