Illustration: James Welling, gif d'après la série ”Tile Photograph”, 1985 |
Etymologiquement, la source vient de sorse, « eau qui sort de terre; endroit où un cours prend sa source ». En photographie, cette empreinte relève de la même idée. Enfin, ça l'était, puisque aujourd'hui l'apparition de l'instantané ne se dévoile presque plus qu'à travers des capteurs et affichages numériques. Historiquement, le triangle sacré ”boîte noire-révélation-fixation” a longtemps imposé ses contraintes techniques et temporelles. Et l'on dépendait fortement des progrès techniques pour diffuser cette image. La nuance, de taille, est plus que jamais réinterrogée par une multitude d'artistes contemporains, capitalisant tous sur le pouvoir évocateur du passé argentique, Christian Marclay en première ligne. Suite de notre thématique ”Print on demand”!
L’histoire technologique de la photographie ne s’est pas uniquement construite en termes d’optique, de mécanique ou d’électronique; sans chimie, l’apport matériel n’aurait pu faire naître ce médium et il faut bien avouer que maîtriser personnellement tous les tenants et aboutissants de cette science au service de la photographie relève presque du fantasme. Ceci dit, attardons-nous un moment sur la figure bien connue de Joseph Nicéphore Niépce: quinze ans avant de parvenir à ”Point de vue du Gras” (en 1826), cet ingénieur français parvint à obtenir en lithographie des négatifs (grâce au chlorure d’argent) et des positifs (avec du bitume de Judée), sans que ces images ne soient stables pour autant. Utilisant du sel d’argent placé au fond d’une chambre noire, celui-ci continuait en effet de noircir après l’exposition et l’image finissait tout bonnement par… disparaître20. Comme le relève la fondation de ce pionner de la photographie, Niépce se rend compte que l’important est d’interrompre l’action du produit après une période d’exposition à la lumière. Louis Jacques Mandé Daguerre prit par la suite le relai en utilisant systématiquement l’iode. La réaction entre l’iode et l’argent produit de l’iodure d’argent, une substance qui s’est révélée être plus sensible à la lumière que le bitume, réduisant ainsi considérablement le temps de pose. Peu après, William Henry Fox Talbot inventa lui la « calotype », procédé négatif-positif qui permet la diffusion multiple des images en 1840, en installant une feuille de papier enduite de chlorure d’argent dans sa chambre noire. Il obtient un négatif, qu’il cire pour le rendre transparent. Au même moment, John Frederick William Herschel, qualifiant pourtant de « miraculeux » 1 les découvertes de ses pairs, utilise deux produits chimiques – citrate d’ammonium ferrique et ferricyanure de potassium – et met ainsi au point le procédé appelé cyanotype. Herschel avait en effet découvert que les sels ferriques devenaient des sels ferreux sous l’action de la lumière. « En mélangeant dans certaines proportions du citrate de fer ammoniacal et du ferricyanure de potassium, on crée un sel ferrique photosensible. Suite à une exposition à la lumière ultraviolette, les sels ferriques deviennent des sels ferreux et forment avec le ferricyanure de potassium un précipité de ferricyanure ferreux (Bleu de Turnbull) insoluble à l’eau »2. La diffusion de la photographie pouvait débuter…
La technique du cyanotype devient célèbre par la grâce d'Anna Atkins qui l'utilisa pour ”British Algae”, vu aujourd'hui comme l’un des premiers livres d’artistes sous sa forme éditée – et parmi les plus recherchés évidemment. Cette botaniste britannique (1799-1871) réalisa des photogrammes d'algue brune à l'aide de cette technique fraîchement inventée, profitant de l’amitié de son père John George Children et de son mari John Pelly Atkins avec Fox Talbot pour se l'accaparer. Atkins procédera au plus simple, en plaçant ses algues séchées directement sur le papier de cyanotype (photosensible) pour ainsi laisser des empreintes à la manière justement d’un photogramme. Affirmer qu’elle fit ce travail dans une dynamique artistique ou, au contraire, par simple distraction, serait toutefois trop s’avancer; on retient cependant de ses reproductions une approche documentaire - elle fera de même avec des fougères notamment - les impressions au cyanotype ayant l’avantage d’être simples à réaliser et de posséder une certaine stabilité dans leur préservation. Appelés ”Blueprints” du fait de leur teinte caractéristique, ils ont été popularisés quelques décennies plus tard par l’utilisation faite par les architectes et les ingénieurs pour reproduire des dessins avant numérisation3 mais aussi par plusieurs artistes contemporains.
En 2011, soit presque plus d’un siècle et demi après Atkins, l’artiste américano-suisse Christian Marclay (né en 1955) reprend en effet ce procédé, en collaboration avec Graphicstudio, atelier universitaire (University of South Florida) engagé dans la recherche et l’application de techniques traditionnelles et nouvelles pour la production de tirages limités et les multiples sculptures. Dans son programme d’étude (Institute for Research in Art), le Graphicstudio a aussi collaboré avec d’autres artistes tels que Teresita Fernández (le fameux ”Blind Blue Landscape” composé de milliers de cubes de miroirs réfléchissant un paysage), la peintre figurative Alex Katz ou encore Robert Stackhouse (”Editions Archive” rassemble de nombreuses lithographies reproduites en Offset). Marclay, que l’on décrit souvent comme ”plasticien de la musique” s’approprie ici cette technique ancestrale de la reproduction au cyanotype pour documenter une autre obsolescence, celle de la cassette audio. En cyanotype, celle-ci devient un ”instrument d’abstraction visuelle”4 les bandes magnétiques extraites du support plastique s’enchevêtrant et produisant des tirages (ou toiles?) de grande taille, jouant avec le potentiel iconique de ce mythe qu’est la cassette et réactualisant ce procédé photographique plus que délaissé (l’artiste et photographe Ruth Erdt s’en est elle aussi servie récemment pour sa série de portraits ”Cyanotypes 16-22”, exposée elle aussi en 2011), tout en faisant dialoguer procédé et composants photosensibles du cyanotype avec ceux recouvrant une bande magnétique. Autant connu pour ses montages vidéos que pour ses expérimentations sur platines vinyles, Marclay interroge la photographie avec cette série de cyanotypes que l’on retrouve éditée par les graphistes NORM sous forme de monographie constituée de pages dépliantes, parue chez JRP|Ringier (édité par David Louis Norr). Dans un entretien avec le directeur de cette maison d’édition, Lionel Bovier, Marclay dégage une caractéristique-clé d’une technique alternative sous l’angle de la photographie, celle d’une circularité entre gain et perte: « Je suis curieux de voir comment la perte de quelque chose devient le retour de quelque chose d’autre, comme un cycle ou une entropie circulaire »5 . Il met aussi en évidence la nature manuelle du procédé: « Faire du cyanotype est en fait une technique très artisanale et low-tech. Le facteur chance est un élément qui doit rester ouvert tout en étant intégré à la réalisation du travail. »
En liant obsolescence, techniques artisanales et grands tirages exposés dans des galeries d’art contemporain, ”Cyanotypes” est un travail aux multiples échos et pourrait s’insérer dans le chapitre consacré aux propriétés physiques et matérielles de l’ouvrage de Charlotte Cotton, ”La photographie dans l’art contemporain”, chapitre traitant de ces artistes abordant les ”changements de signification de la photographie contemporaine” 6. Marclay, capitalisant d’une certaine manière (tout comme la plupart des artistes présentés par la suite) sur « le pouvoir évocateur du passé argentique (…) ». Le désir de retenir de la riche histoire de l’argentique certains aspects immuables - notamment le fait qu’il offre au photographe des possibilités d’expérimentation et l’occasion de fabriquer un objet en tirant parti des imperfections et aléas d’une science inexacte (…)7.
|
De cyanotype, nous passons à sa grande soeur techniquement parlant, le photogramme; la ”reprise” contemporaine d’une technique artisanale par Marclay rappelle celle d’un autre artiste conceptuel, James Welling (né en 1951), passant de la photographie de paysage au photogramme sans transition pour ainsi travailler sur la matérialité en tant que médium photographique8. Welling ne l’a pourtant pas formellement étudié lors de ses études, entre Pittsburgh et la California Institute of the Arts (entre 1969 et 1974) – il travaillait en peinture ainsi qu’en vidéo aux côtés notamment de John Baldessari. Peu après, il installe sa propre chambre noire et apprend les rudiments du développement et du tirage avant de déménager pour New York où ses premières expérimentations l’associeront à la photographie postmoderne dès les années 1980. ”Aluminium Foil” inaugure sa série d’ ”Abstract Photography, 1980-1987”: constituée de petits tirages noir et blanc, elle fait référence à la photographie du début du XXème Siècle9. Welling obtient ses clichés apparemment abstraits et ”transcendantaux” à partir de feuilles d’aluminium froissées et diversement éclairées. Il s’empare ensuite de gélatines qu’il imbibe d’encres, de velours ou de bouts de plastique qu’il posera sur du papier photosensible, de la même façon qu’ Atkins. ”Tile Photograph 1” (1985) habille d’ailleurs la couverture de ce mémoire et fait partie de la série éponyme inaugurant une pratique du photogramme chez Welling qui n’a toujours pas cessé, comprenant entre autre la série ”New Abstractions”, ”Mystery Photographs” (2000-2002) ainsi que ”Quadrilaterals” (2005), continuant logiquement, le plus souvent en monochrome, la série des formes en plastique.
Si ses travaux en couleurs – notamment ceux portant sur les fleurs ou celle appelée ”Geometric Distortions” (2009-2012) font parfois plus penser aux motifs de maillots de bains qu’à des oeuvres d’art (on le défendra en parlant de naïveté assumée), Welling aura réussi sur plus de quarante ans de carrière à garder une pratique hybride, entre peinture, sculpture et photographie traditionnelle, jouant sur les transparences, l’abstraction donc, mais aussi l’ontologie du médium, ses chimies, sa matérialité. En réinterprétant lui aussi les codes de l’abstraction photographique (avec des outils précurseurs qui permirent au médium de se pérenniser en tant que forme fixe), Welling opère en même temps une forme de ”distanciation” d’avec ce médium, fabriquant lui aussi un objet, selon l’artiste nord-américain Nicolas Grider dans l’ouvrage ”Words Without Picture” : « (…) depuis que James Welling a commencé à coller ses mains sous la lampe agrandisseur, la matérialité de la photographie fut interprétée en tant qu’objet donné 10». Toujours dans le même ouvrage, Colin Westerbeck – Directeur du California Museum of Photography à l’University of California – va plus loin: « le vieux photographe démodé devient ici subversif. C’est cette même subversivité qui revient par cycles dans l’histoire de la photographie, cycles dont parle Charlotte Cotton dans ses recherches (…). Cette naïveté exprimée dans les ”Flowers” n’est en fait autre chose qu’une sophistication surprenante 31 ». Brouillant toujours plus les pistes dans cette volonté que ses travaux restent une énigme, littéralement indescriptibles, Welling pourrait répondre de toutes ces analyses qu’ils cherche avant tout une forme d’ ”émotion” dans la photographie abstraite: « des émotions peut-être pas pures, mais en tout cas fortes. » 12
Notes
1 – http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_photographie
2 – http://www.galerie-photo.com/cyanotypie.html
3 – Christian Marclay, ”Cyanotypes”, JRP|Ringier, Zurich, 2011
4 – ibid.
5 – Lionel Bovier, ”Lionel Bovier interviews Christian Marclay”, in JRPIRingier News- paper, Issue # 2, Automne 2011, Zurich, 2011, p.7
6 – Charlotte Cotton, ”La photographie dans l’art contemporain”, Thames & Hudson, Paris, 2010, p.129
7 – ibid, p.220
8 – Charlotte Cotton, Alex Klein, ”Words Without Picture”, Wallis Annenberg Photo- graphy Department, Los Angeles, 2009, p.497
9 – Charlotte Cotton, ”La photographie dans l’art contemporain”, Thames & Hudson, Paris, 2010, p.129
10 – Charlotte Cotton, Alex Klein, ”Words Without Picture”, Wallis Annenberg Photo- graphy Department, Los Angeles, 2009, p.22
11 – ibid, p.26
12 – ibid, p.470
13 – Ulrich Loock, ”Photography and Non-Portrayability”, Kunstmuseum Lucerne, Lucerne, 1998, p.43
14 – Roland Barthes, ”Le Degré zéro de l’écriture”, Paris, Seuil, 1972
15 – Ulrich Loock, ”Photography and Non-Portrayability”, Kunstmuseum Lucerne, Lucerne, 1998, p.39
16 – Charlotte Cotton, ”La photographie dans l’art contemporain”, Thames & Hudson, Paris, 2010, p.229
17 – Walead Beshty, Bob Nickas, ”Open Source”, in Walead Beshty, ”Natural Histo- ries”, JRPIRingier, Zurich, 2011, p. 97
18 – Lyle Rexer, ”The Edge of Vision: The Rise of Abstraction in Photography”, Aper- ture, Londres, 2009, p.188
Lire précédemment
Chapitre un: Print on demand: introduction
http://www.thinktank.li/2015/02/print-on-demand-introduction.html
Chapitre un: Print on demand: introduction
http://www.thinktank.li/2015/02/print-on-demand-introduction.html
Tweeter