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02 février 2015

L'expérience du copier-coller de Valentin Carron

Illustration: Johanne Roten, d'après ”The Dawn”




Traitées de multiples façons sur Think Tank, les notions d'authenticité et de copie sont aujourd'hui au centre d'une polémique entourant l'artiste Valentin Carron, dernier représentant à ce jour de la Suisse à la Biennale de Venise.  Retour sur cette affaire du ”plagiat de Carron” en cours, et tentative de décorticage, sur fond d'oppositions multiples et de culture populaire. 

Autrefois centre du monde littéraire et artistique, Paris s’est récemment trouvée être le théâtre d’un clivage symbolique entre deux paradigmes de l’art, dans une Foire d’art contemporain toujours plus suivie. Au stand 0.B13 de la FIAC, une sculpture sur socle du nom de "The Dawn”, directement inspirée de l’oeuvre en acier du même nom (traduit) de Francesco Marino di Teana. La galerie qui expose cette réplique en résine est l’une des adresses les plus connues de Zurich, Eva Presenhuber; quant à l’artiste, il s’agit du plasticien originaire du Valais, Valentin Carron. Schématiquement, les modernes (accompagnés plus généralement des médias généralistes) accusent les contemporains: les proches de l’italien ainsi que l’éditeur de la future monographie de di Teana crient au plagiat, tandis que ceux de Carron parlent d’appropriation et d’une réflexion autour de l’émotion suscitée par l’une des oeuvres du "philosophe de l’espace”. De loin, cela ressemble un peu à un jeu de dupe, entre snobisme et méfiance réciproques. Sobrement, dans cette guerre des tranchées, Christian Bernard, directeur du Musée d'art moderne et contemporain de Genève (Mamco), éclaire avec une intervention pertinente doublée d’un cours express d’art au micro de la première chaîne radio de la RTS.


Quel est l’enjeu de ce fait qu’on dit ”divers” dans les médias? Il exprime d'abord un décalage grandissant entre deux mondes, là où, paradoxalement, l’annihilation des distances découlant de la digitalisation des moyens globaux de communication semblent au contraire créer une universalisation culturelle. Il témoigne d’une pratique contemporaine, celle de redonner vie à des objets d’une « réalité socio-culturelle bien trop déprimée* » ou des oeuvres d’art (autant célèbres qu’oubliées), pratique qui suscite par conséquent l’indignation. Or il s’agit bien ici tout autant d’une confrontation de fond que de style: ces mondes, ce ne sont donc pas des continents ni encore moins des pays, mais bien ce qu’on appelle des paradigmes, notions encore très présente dans l’art plastique – et, dans une moindre mesure, dans les arts appliqués. Des mondes en cohabitation avec leurs propres modes d’emplois et leurs propres conceptions de l’authenticité. 


Si je n’apprends rien à personne en explicitant les trois façons d’appréhender et de réceptionner l’art (classique, moderne et contemporain), on peut toutefois se surprendre à voir encore surgir de telles accusations de plagiat et, surtout, de l’ampleur qu’elles prennent médiatiquement. Là où la galerie Eva Presenhuber rit de l’affaire et aurait déclaré que « de toute manière l’artiste originaire de Potenza est décédé », les rédactions de grande audience – sans oublier une bonne partie des magazines d’art du même acabit – se joignent aux proches de di Teana pour crier au manque d’inspiration et à la suffisance, tout en remettant en question – une fois encore – l’idée même d’appropriation. Dans la position du médiateur,  Christian Bernard relève, lui, les nuances fondamentales (matériaux, socle, démarche de l’auteur) et met en avant la présentation explicite (”dénonciation”) sous forme d’imitation, de réplique, qu’en fait Carron. Entre les années 1960 et 2014, les mondes modernes et contemporains semblent s’être non seulement rigidifiés mais codifiés. L’observateur neutre - et avisé - s’étonnera lui que les travaux d’artistes conceptuels tels qu’Elaine Sturtevant ou Richard Prince ne fassent pas (plus?) office de garde-fous. C’est comme si l’on devait tout recommencer, avec ce fardeau du politiquement correct à porter, entravant les pratiques contemporaines et, surtout, l’omniprésente présomption de culpabilité (« N’est-ce pas facile, au nom de l’art, de faire finalement n’importe quoi? » s’interroge le journaliste de l’émission Forum sur la RTS).


Redonner à l’identique le sentiment de l’oeuvre originale et re-recréer l’intensité, le ressenti de sa rencontre: cette démarche (appropriationniste) légitimée par l’histoire de l’art, est d’autant plus forte quand une oeuvre telle que ”L’Aube”, peu entretenue, fait littéralement partie du décors (sur le parvis du Musée d'Art et d’Histoire de Neuchâtel), ou plutôt du quotidien pour citer Carron.« (Il) a su poursuivre cette démarche et lui apporter, à sa manière, du nouveau (…) Il choisit un objet qui est stylistiquement moyen dans une esthétique moyenne et cite l’esthétique des années 1950, débuts des années 1960, comme un esprit du temps et non pas comme l’oeuvre d’un créateur. Il cite quelque chose qui a moins d’auteur que ce que croit son marchand et monographe* ». C’est le grand paradoxe de ce genre de cas: en citant les modernes et en déclarant son admiration pour ces derniers, tout en jouant avec les registres artistiques et en se permettant de les confronter voire les critiquer, Valentin Carron voit ses fondements et ses compétences artistiques remis en cause. En se revendiquant d’une certaine tradition populaire et en citant des artistes sous-estimés, le Valaisan se retrouve inculpé et sa pratique artistique dénoncée. « Dans toute l’histoire de la musique, il y a d’innombrables citations d’une oeuvre à l’autre, d’un musicien à l’autre, ajoute le directeur du Mamco. Dans la littérature, les textes ne cessent de se citer, de s’évoquer, de se reprendre les uns les autres. Dans la culture vivante, nous vivons avec la culture des oeuvres et leur connaissance. Dans le monde de l’art, il s’agit de connaisseurs des histoires des formes et Valentin Carron fait partie de ces artistes qui existent depuis plus de 50 ans ». Et de finir: « L’accuser de plagiat, c’est seulement montrer qu’on ignore tout de ce qu’est l’art d’aujourd’hui ».


Dans un monde vidé de sens qui a vécu la fin des grandes illusions, les appropriations artistiques cherchent justement à retrouver cette intensité (ici devant une oeuvre pré-existante mais exposée dans des piètres conditions) et cette intériorité moderne. En travaillant sur une certaine idée du ”formalisme de la vie quotidienne”* et en pervertissant des oeuvres publiques, Carron répond avec une certaine violence à ces problématiques d’authenticité, de manque de sens et d’investissement émotionnel. En amalgamant objet et oeuvre dans une recherche des sensations, jouant de cette ”quête d’excitation” en variant les matériaux, l’art contemporain reproduit ce qui est déjà là, mais en mieux, en plus puissant; entouré d’assistants et de différents spécialistes, Carron s’est rendu sur place, y a fait maintes mesures, photographies, croquis, comme un conservateur le ferait. Ou comme le ferait un restaurateur, dans une optique de redonner à ”L’Aube” une véritable identité, une singularité, là où d’autres, dans la vision de sa plus pure reproduction formelle, y voient au mieux de la subversion, au pire un manque d’inspiration et d’authenticité. Comme le déclare Pierre Raboud dans ”MP4REAL format musical et authenticité” ici-même, si elle est difficile à définir, l’authenticité  renvoie directement à cette segmentation des disciplines. Aux croisements de la culture et des sentiments, elle renvoie à la sincérité de l’auteur et fétichise une mythique production artistique pure et première. Or, la sincérité demeure impossible à déterminer et repose souvent de perception élitiste de la culture dénigrant les cultures populaires. C’est de cela dont Valentin Carron – artiste paradoxalement accusé d’élitisme et d’irrespect alors qu’il se revendique de cette culture populaire – devra répondre dans un procès en 2015.


*Fabrice Stroun en conversation avec Valentin Carron, & Olivier Mosset, ”Valentin Carron”, in Valentin Carron (First monograph), JRP|Ringier, Zurich, 2007, pp.28 et 47