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12 octobre 2016

Locarno 2016 : détours visuels

Crédit : Stills de The Challenge de Yuri Ancarani
Installé dans son nid bucolique face au lac azur et aux montagnes vertes, Locarno se sent pousser des ailes pour sa 69ème édition comme en témoignent certains films misant (uniquement) sur un esthétisme frimeur et où les documentaires préfèrent montrer plus que raconter. Mais dans son programme dense et parsemé, Locarno réussit à garder un niveau général proche de celui de l’année dernière. Entre documentaires flirtant avec la réalité et fictions sur-réalistes, retour avec beaucoup de recul sur le Locarno 2016.

La semaine commence plutôt mal. Si la sécurité est plus vigilante que les autres années, prévention compréhensible, Locarno a choisi de se la jouer plus « cool » en terme de communication. Un changement radical a eu lieu. Il suffit de jeter un œil sur leur compte Instagram pour s’en rendre compte : présence incessante à la Rotonde (le lieu « non-cinématographique » du festival), vidéo des stars signant une plexiglas-caméra de la Piazza Grande, selfies, préparation des cocktails en accéléré et utilisation peu supportable de la solution « boomerang » pour mettre de la vie sur son réseau. Leur compte est devenu une farce gigantesque qui désire donner au festival un côté bling pas forcément utile. Une vraie bêtise tant Locarno réussissait à être beau dans sa discrétion, à être fort dans son humilité. Ce profil Instagram en est tout le contraire.

Mais retournons au principal : la sélection. Locarno compte de plus en plus de documentaires, et ce n’est pas pour déplaire. Il semble en effet qu’on y trouve plus souvent son bonheur que dans les fictions.

Documentaires dirigés

C’est une réalisation helvétique qui donnera la première lueur optimiste au Festival avec DAS LEBEN DREHEN de Eva Vitija. Cette dernière reçoit pour ses 18 ans toutes les archives que son père a filmées depuis sa naissance. Le documentaire parle d’une vie et d’un homme angoissé de perdre le moindre souvenir de sa famille. Eva reconstruit ce puzzle biographique dans une fiction réelle de 90 minutes, très réussie, où l’on découvre les secrets enfouis d’une famille venue gommée une première expérience familiale honteuse. Si dans ce documentaire le père est omniprésent (derrière la caméra mais aussi de façon inconsciente), c’est tout le contraire avec le très agréable BEZNESS AS USUAL du néerlandais Alex Pitstra dans lequel le père est objet de recherche. Dans L’AMATORE, Maria Mauti nous dresse le portrait de l’architecte milanais de renom, Piero Portaluppi. Fascinant homme de pouvoir ayant construit la majeure partie des grands immeubles de Milan du début du XXème siècle, Portaluppi est avant tout un homme qui aime graver son œuvre, qu’elle soit professionnelle ou familiale. Dans ce superbe film plaquant des scènes fixes du Milan d’aujourd’hui à celles animées du passé, Mauti déploie le portrait d’un homme et de ces facettes comiques et humaines dans un mouvement plaisant et très maîtrisé.

Mais Locarno ne recèle pas que de pépites documentaires. Il manque par exemple à POW WOW un scénariste et un monteur malgré un contenu riche (une ville américaine vivant grâce à un golf artificiel au milieu du désert californien), à SEA TOMORROW de la magie (documentaire sur l’assèchement de la mer d’Alal), à MONK OF THE SEA de la contenance et à THE CHALLENGE une… vision ! Dans ce dernier, le réalisateur italien Yuri Ancarani se conforte avec une succession de plans esthétiquement magnifiques sur la vie de Qatariens et de leur passion pour les courses de faucons. Ce « week-end dans le désert » s’apparente plus à une publicité pour les meilleurs objectifs de caméra qu’à un travail de genre et de découverte. Si l’absence de voix-off n’est pas inintéressante, le résultat est un pénible voyage interminable qui fait du sur-place et qui se plaît dans ce tourbillon d’insuffisance. INDEFINITE PITCH pourrait quant à lui être le modèle réussi : un court-métrage enchaînant des plans fixes de rivières gelées avec une voix-over qui hésite entre la parabole et le comique. La métaphore filée de cet exercice est tout à fait remarquable.

Enfin, parlons de RAVING IRAN de la Suissesse Susanne Regina Meures. Documentaire particulier qui raconte la difficulté de Arash et Anoosh, deux DJs de deep house à Téhéran. Bloqué par une censure constante du pays, les artistes sont obligés d’organiser des raves au milieu du désert pour fuir l’état policier qui les entoure. Un jour, ils reçoivent contre toute attente une invitation pour jouer à la Lake Parade de Zürich. Les acolytes acceptent et débarquent dans le monde occidental libéré. Cette expérience hors d’Iran sème le doute sur le retour dans leur pays. Si la trame narrative est assez fantastique, il y a une certaine interrogation autour de l’organisation de ce projet : en filmant ces deux Iraniens désireux de vivre de leur passion, la réalisatrice les met dans une position délicate qui leur empêche tout retour sur leurs terres. Une question de temps et de droit qui amène à se demander si le risque que Arash et Anoosh ont pris n’est pas dédoublé par le projet.


Fictions réalistes

DONALD CRIED, petit film indé américain plutôt admirable mais s’écoule sur un scénario peu original (un homme d’affaire new-yorkais revient dans son village natale pour ranger les affaires de sa grand-mère et se retrouve pris en grippe par son ami d’antan, personnage un peu arriéré et bloqué sur le crack et la weed), cette première œuvre de Kris Avedisian comporte de jolis gags avec son charmant duo d’acteurs, et en bonus l’une des blagues les plus drôles de la quinzaine lorsque Donald et Pete se disent au revoir à la fin du film et s’échangent leur numéro de téléphone. Pete fait alors sonner le portable de Donald pour lui laisser son numéro et ce dernier lui dit qu’il répondra plus tard car il n’aime pas parler au téléphone. Manquant profondément de relief et de percussion avec son rythme digne d’un film suisse, ce n’est pas non plus HERMIA & HELENA qui sauvera les réalisateurs américains cette année. Film intello-bobo par définition, extrêmement premier degré, Matias Pineiro se sabote tout seul dans une histoire sans relief, et ce n’est pas la séduisante Agustina Muñoz qui relèvera à elle seule ce film. Ni d’ailleurs BROOKS, MEADOWS & LOVELY FACES. Ce long métrage catalogué Piazza Grande déverse deux heures d’agitations familiales égyptiennes pour seulement 45 bonnes premières minutes où l’on suit la préparation d’un mariage du point de vue des cuisines et de ses divers personnages, qui privilégient tous le désir d’un instant à la vie rangée.

Il aura donc fallu attendre O ORNITOLOGO de Joao Pedro Rodrigues pour enfin voir du « Cinéma ». Le film se divise religieusement en deux parties, avec une sorte de western contemplatif dans la première et d’une fantaisie cérébrale dans la seconde. Calqué librement sur l’histoire de St-Antoine de Padoue, la dernière réalisation du cinéaste portugais le place dans un nouveau chapitre de son histoire. Plus aéré et mieux structuré, la narration évolue dans un tourbillon méta-psychique très agréable qui flirte parfois avec le surréalisme andalou. Un véritable effort sur le discours et la liberté de son art permet à Rodrigues de signer une œuvre marquante de cette édition. Au même niveau, on retrouvera MISTER UNIVERSO de Tizza Covi, œuvre tout à fait singulière entre documentaire et fiction, qui suit les péripéties de Tairo, dompteur de lion dans un cirque un peu pourri, à la recherche de son mentor. Filmé en pellicule et de manière tout à fait libérée, le film est tenu en équilibre entre une fausse réalité et un conte réaliste où l’on voyage de Rome à Turin, dans une Italie glaciale et familiale, guidé par ce Tairo que nous avons soudainement tous envie de mieux connaître.


Diptyques et figuration

Parmi les autres surprises, notons SOY NERO du natif de Téhéran, Rafi Pitts (en salles en ce moment !). Ce dernier, membre du Jury cette année à Locarno, présente son film devant une foule moindre, un soir de semaine. Peu de monde pour la plus belle surprise de ce Locarno69. Sélectionné à Berlin cette année, nous suivons le jeune Nero, naît à Los Angeles mais renvoyé chez lui au Mexique. Le jeune homme, pour revenir dans son pays, décide de s’engager dans l’armée américain. Le film est aussi divisé en deux parties. Cette fois-ci, elles sont complètement opposées et permettent de montrer l’évolution d’un personnage en le déplaçant sur un nouveau lieu : l’Irak. Le long métrage regorge d’idées de mise en scène efficace et simple, comme ce magnifique plan du désormais soldat sur une route du désert, le soleil derrière lui : ellipse temporelle et géographique parfaitement dirigée, confirmant tous les talents de Pitts et de son œuvre. Notons aussi le très bon O ORNITOLOGO de Joan Pedro Rodrigues qui s'affirme comme l'un des réalisateurs les plus contemporains et authentiques de notre époque. Si le film n'est pas une réussite de A à Z, il regorge d'effets heureux, comme cette rencontre symbolique avec un Jésus gay.

Enfin, s’il faut regarder vers l’avenir, parlons des jeunes. La plus belle surprise est sans nul doute PEOPLE THAT ARE NOT ME de l’Israélienne Hadas Ben Aroya. Ou comment (se) filmer dans une situation contemporaine bien connue, mais jamais répétitive. Dans ce premier film, Joy (jouée donc par la réalisatrice) se sépare de son copain et en retrouve rapidement un autre. Dans un super plan-séquence d’ouverture, nous suivons les déambulations de la jeune fille entre un au revoir et un bonjour, entre une aventure terminée et une autre qui commence, entre deux hommes, deux histoires. Peut-être est-ce son exotisme, mais Hadas Ben Aroya réussit le délicat exercice du film d’adulescents et de la perte des repères amoureux. Du côté suisse, notons encore le subtil film de Lucien Monot, GENESIS, court-métrage documentaire dans lequel nous suivons Daniel, 63 ans, et sa passion qui lui donne un moyen d’exister : la figuration. Au format subtil, le jeune réalisateur suisse nous dresse un portrait fin et admiratif sur ce personnage amoureux du cinéma et de son rôle le moins mis en valeur, le décor humain.