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22 février 2016

Le marbre libéré

Illustration: François Nantermod
Que ce soit dans les boutiques design ou les revues, sur les vêtements de haute couture ou les affiches, dans les salons ou les espaces publiques, le marbre est de retour. Ce premier article de Think Thank consacré à l’architecture tente de donner une explication à ce phénomène qui semble envahir notre environnement esthétique.

Aborder le thème de l’architecture en tant qu’élément de culture populaire pourrait poser un problème dû à sa temporalité. Les goûts et intérêts changent rapidement, d’année en année, au fil des saisons, selon la mode, alors que la durée du processus de planification et de construction d’un ouvrage architectural est si longue et si lente qu’elle l’exclut de la course au buzz. Pourtant, à son rythme, elle teste et développe des tendances qui suscitent énormément de passion. Lorsqu’un bâtiment est accompli, qu’il soit adoré ou détesté, il est là. Il peut être intéressant d’observer la culture pop par le biais de phénomènes et réalisations qui ne sont pas éphémères mais faits pour durer. Pour ce premier article de Think Tank consacré à l'architecture, le choix du thème s’est porté sur un matériau controversé, ressorti du placard pour des applications plastiques et graphiques en tous genres; le marbre. Afin de ne pas nous éparpiller en tentant d’expliquer ce phénomène, les exemples présentés ici relèvent d’une utilisation tectonique de cette matière, pour du mobilier ou des bâtiments.

Le marbre est une roche métamorphique, résultant de plusieurs transformations subies au cours des millénaires qui l’ont doté de couleurs diverses et de veines, révélées et magnifiées au moment de son extraction. Il s’agit d’un matériau très résistant, à l’aspect fragile. Ses caractéristiques physiques et esthétiques spécifiques le dotent d’une multitude d’applications possibles. De manière générale, son apparence prévaut lors de sa mise en œuvre. Pour la façade de la bibliothèque Beinecke pour les livres rares de l’université de Yale à New Haven, aux Etats-Unis, les architectes Skidmore, Owings & Merrill exploitent la transparence du matériau. Les panneaux sont taillés si finement, quelques centimètres seulement, qu’ils transmettent la lumière naturelle et font de l’enveloppe du bâtiment un filtre pour protéger les livres des rayons du soleil. Le motif de la pierre est révélé comme une diapositive exposée à la lumière, et inonde l’espace intérieur de son image. Cette transparence de la pierre est également visible dans l’église Pius à Lucerne, par l’architecte Franz Füeg.

Beinecke Library, New Haven. Crédit photo: Erza Stoller of Esto

Les parois du pavillon allemand à l’exposition universelle de Barcelone de 1929 sont, elles, autoportantes en marbre massif. Mies van der Rohe y exploite les nervures des plaques roses et vertes comme des motifs établis, en juxtaposant symétriquement les deux surfaces d’une même coupe, donnant l’impression que le dessin de la pierre est maîtrisé et qu’elle a été fabriquée pour ce bâtiment. C’est également l’utilisation qu’en avait fait Adolf Loos pour son Bridge Club à Vienne, pour qui le motif décoratif doit provenir du matériau lui-même, ou alors être exclu du projet. Dans ces quatre exemples, on expose un motif naturaliste, des pierres sélectionnées et préparées, mais dont le dessin est produit par les mouvements du temps.

Pavello Mies van der Rohe, Barcelona. Crédit photo: Pepo Segura

La fascination pour ce motif a provoqué l’invention de techniques permettant de le reproduire artificiellement sur d’autres matériau plus cheap; qu’on puisse enfin marbrer jusqu’au plus petit élément d’un ouvrage, tel que l’a par exemple fait Zimmermann pour l’église de Wies. Cette question du coût d’exploitation et de mise en œuvre semble avoir complètement biaisé notre objectivité quant à son application. Imaginons combien d’hommes ou de chevaux il aurait fallu pour remplacer le tombereau articulé Caterpillar de 40 tonnes qui déplace les pierres de la carrière au lieu de coupe, puis le sciage, le transport et la mise en œuvre sur le chantier. Toutes ces étapes impliquent évidemment des coûts déments. Le film de l’artiste Yuri Ancarani, El Capo, présente l’orchestration d’une exploitation de marbre dans une carrière italienne et donne une mesure à l’énergie requise pour ce travail: http://www.ilcapo.it/ Voilà pourquoi, pendant très longtemps, on ne retrouve le marbre que dans les palais, les églises, les temples, sur les tombes. Cette pierre dont on dispose abondamment transpire la richesse, le sacré, puis le bling.

A notre époque, dans notre société occidentale, où les disparités sociales voudraient tendre à diminuer et où nous sommes tous supposés avoir les mêmes chances de succès, il n’est plus en vogue d’exhiber sa richesse. Au contraire, il est bon de faire piquer son sol de marbre, ou d’emballer ses colonnades d’un crépis opaque et triste. Les stocks de marbre, qui hier se négociaient à prix d’or, se voient bradés et deviennent enfin disponibles. Il s’exalte dans les magazines de mobilier design, se déchaine dans les textiles, et reprend sa place dans les espaces publiques. On se réapproprie les espaces marbrés et on chérit le mobilier épargné. On ne saurait dire si ce phénomène relève purement de la redécouverte d’un matériau délaissé, ou s’il s’agit d’un pied de nez d’une classe sociale envers une autre. La fontaine de Bureau A installée à Zurich nous donne donne peut être un indice; un pissoir de marbre rose installé au centre d’un parking. Quoiqu’il en soit, on ne peut que s’en réjouir. Le marbre libéré!

Fountain, Bureau, Zürich. Crédit photo: James Robert Batten

François Nantermod