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02 février 2016

De Mantegna à Rick Owens, sous le drap du Christ

Illustration: Xénia Laffely
Choisir le sujet de ce premier article Mode n’aura pas été une mince affaire. Les défilés haute couture parisiens à peine terminés, après la fashion week homme d’il y a deux semaines, il y avait matière à parler chiffons. Après de multiples hésitations, le choix s’est porté sur une figure subversive dont le travail et la figure intriguent. Voici l’homme au visage de corbeau et à l’allure de moine body buildé : Rick Owens.

D’après les sources écrites du nouveau et de l’ancien testament, le Christ était nu sur sa croix, bien que la tradition picturale occidentale ait rapidement été de le représenter vêtu. Il suffit pourtant de s’approcher du Christ mort d’Andrea Mantegna (1480) pour remarquer que cet excès de tissu drapé sur les hanches du Christ sert plus à révéler qu’il ne masque. 

"Ctrl + I" sur Andrea Mantegna
Quelque 500 ans plus tard, Richard Saturnino Owens, dit Rick Owens, imagine Sphynx, l’homme de l’Automne/Hiver 2015 et remplace l’accumulation de tissu par le vide. Le défilé, présenté à Paris il y a tout juste un an, s’ouvre sur une dizaine de silhouettes noires où les jeunes mannequins pâles et chevelus défilent sur un fond sonore entre pics mélodiques et bourdonnements électroniques. Puis, un camaïeu de bruns et de taupes apparaît. Les modèles sont drapés dans des robes de bures oversized et rigides qui s’enroulent autour de leurs corps, couvrant plus ou moins religieusement leurs membres et dévoilant, plus ou moins subtilement, leurs parties génitales, à travers des trous conçus à cet effet. Le défilé enflammera la toile et engendrera un hashtag de génie que vous devriez être en mesure de deviner seuls. Qu’en penserait Leo Steinberg, critique et historien de l’art américain, qui publia en 1987 le polémique essai "La sexualité du Christ dans l’Art de la Renaissance et son refoulement moderne"? Ostentatio genitalium dit-il en pointant du doigt les nombreuses bosses textiles qu’il découvre chez les artistes de l’époque. Dans son essai, Steinberg démontre une volonté viscérale d’ancrer le Christ dans son humanité afin de mieux manifester sa divinité. Andrea Mantegna, Antonello da Messina ou encore Giovanni Bellini investissent ce, plus ou moins petit, tas de tissu avec le désir de démontrer la singulière dualité du Christ, mi-homme mi-Dieu, dont la vertu exemplaire ne peut être célébrée qu’en affirmant sa sexualité. Une volonté d’ancrer le corps humain dans une réalité charnelle qui se retrouve chez le designer américain, une touche de self-marketing en prime. 


Habitué des petits scandales, sa collection Sphynx n’a que la 9ème position dans la liste des "10 moments les plus scandaleux de Rick Owens" selon le site High Snobiety. En 2ème position, on trouve la statue de cire ouvrant l’installation qu’il présenta en 2006 au célèbre rendez-vous de la mode masculine Pitti Uomo. Pour cette occasion, Rick mandata les experts de Madame Thussaud pour créer une série de six statues de cire le représentant. Rick Owens en hybride façon Matthew Barney. Rick Owens urinant dans sa proche bouche. Rick Owens en forme de table de salon. Etc. Son défilé Printemps/Eté 2014, 5ème dans le classement de High Snobiety, mettait en scène quatre troupes de danseuses de steps américaines ; une danse de compétition ancrée dans la culture hip hop où les danseuses utilisent leurs propres corps pour produire des sons de percussion. À la place de mannequins à la mine apathique défilant à la queue-leu-leu, les danseuses musclées et voilées performaient une chorégraphie impressionnante, grimaçaient d’un air farouche tout en faisant claquer leurs cuisses et leurs poitrines généreuses. Un show puissant et inoubliable dont on ne se rappelle guère la teneur vestimentaire mais qui illustre la démarche anticonformiste et antifashion du designer. Des termes que l’on aurait tendance à trouver inadaptés vu le succès commercial de la marque mais qui nous rappelle pourtant que Rick Owens est parvenu à faire de sa maison l’une des rares marques indépendantes des grands groupes industriels de luxe. Fort de cette réussite, il a par ailleurs lancé en 2007 sa propre ligne de mobilier, brut et minimaliste comme lui, dont les lits d’albâtre, les chaises en bronze et autre fauteuils en bois fossilisé ont été dernièrement exposés au musée d’Art Moderne de la ville de Paris. 


Après le dernier buzz en date, où le designer alla jusqu’à rendre obsolète le tissu lui-même en drapant des corps sur d’autres corps durant le défilé femme Printemps/Ete 2015, c’est avec la bouche grande ouverte que le monde de la mode (et plus encore) attendait le dernier défilé de l’américain à Paris le 21 janvier dernier. Mais tel un musée à la programmation stratégique, Rick Owens alterne scandale et sécurité. Il présenta donc ce jour là une collection où le monde serait obligé de parler de vêtement, pour changer. Pas de coup de théâtre et pas de mise en scène spectaculaire, fasciné par l’idée d’une beauté particulière et dérangeante, Rick Owens se concentre ici sur l’essentiel. Les modèles, dont le teint de certains étaient assortis au meubles en marbre blanc du designer, avaient l’air déterminés et perdus à la fois. Ils déambulaient entre les colonnes de béton du Palais de Tokyo, vêtus tout d’abord de la dizaine de silhouettes noires réglementaires. Puis les volumes démesurés, déstructurés et asymétriques en cuir ou laine mohair, dégageaient un équilibre fragile entre chaos et contrôle. Alors que la bande sonore loopait sur "I just wanted to call before I threw myself into the icy lake", des éclaboussures oranges apparaissent petit à petit, venant réveiller les couleurs sombres qui nous obligent à nous concentrer sur le travail des matières. Pour cette collection intitulée Mastodon, Rick Owens se serait inspiré de mammouths velus, d’obscurs films d’horreurs italiens des années 60 et de l’apiculture, nouvelle passion de son intrigante et tatouée épouse Michele Lamy ; sa muse française de 20 ans son aînée, conseillère, associée et partenaire de la marque. 

Rick Owens, malgré un attachement marqué pour les coups d’éclats sait donc varier les plaisirs. Fidèle à son univers entre radicalité et poésie, il nuance efficacement son homme tout en l’ancrant dans une ambivalence que Leo Steinberg apprécierait sans doute. Un homme préhistorique et futuriste à la fois, un homme en noir au visage blanc, un homme qui cache son corps sous des draps coupés en biais, un homme qui marche, parfois, le pénis au vent.

Xénia Laffely