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09 janvier 2016

Immigrant's Sagan

Photo: Peter Sagan, Tour d'Abu Dhabi © Sky
On connaissait Peter Sagan pour sa collection de maillots verts au Tour de France mais aussi pour son habilité hors du commun sur deux roues. Ce que l'on sait moins, c'est que si le Slovaque est non seulement l'avenir du cyclisme sur route, il est en passe de devenir également une figure remarquable d'une conscience sociale renouvelée, sans emphase ni niaiserie. Que faire face à une année 2015 aux épisodes plus déprimants les uns que les autres? Comment réagir face à son gouvernement qui réitère que la Slovaquie n'accueillerait de migrants que 100 syriens chrétiens? Enfourcher sa bécane, peut-être, non sans élégance, lucidité et générosité. On vous explique pourquoi gagner pour les autres et pour ”changer le monde” est une réponse pas si banale que ça.

Grande chaleur, vagues gigantesques et rues désertes; innocemment, on ne pensait pas que ce constat climatologique prendrait également la forme d'une réplique bien plus sombre et cruelle: celle humanitaire avec, en toile de fonds, attaques terroristes incessantes, états d'alertes et bien entendu très grave crise de l'immigration, comme dans une navrante – et logique – interdépendance. Juin 2015 dans l'Etat de l'Utah, assez loin de tout ça finalement, comme on pouvait le croire nous-même encore récemment, le coureur cycliste slovaque Peter Sagan prépare les prochains Championnats du monde de cyclisme sur route qui auront lieu à plus de 3'000 kilomètres de là, à Richmond en Virginie. 3'000 kilomètres, la même distance séparant son pays de la Syrie : « J'étais choqué d'assister à ça alors que, moi, je ne pensais qu'à un truc futile, faire du vélo. Avec mon amie (…), on s'est dit qu'il fallait que je gagne à Richmond pour pouvoir dire ce que je pense sur ce sujet ». 

Octobre 2015 dans la capitale du Commonwealth de Virginie, plusieurs scènes irréelles; la veille d'abord, un blessé par balles gît sur le parcours d'une course faite de boucles de 16 kilomètres (pour une distance totale de 261 kilomètres) et de trois ”monts” pour la plupart en pavés. Il sera évacué avec peu de sentiment. La course, ensuite, sans grande histoire même si rapide et casse-patte, est bloquée par les grandes nations, comme toujours. Et pourtant, sur la ligne d'arrivée, le peloton est mené par une majorité de représentants d'équipes nationales au contingent modeste: Lituanie, Norvège, Pologne, Portugal et… la Slovaquie, représentée par une drôle de fratrie, celle des Sagan (son frère Juraj était son unique coéquipier). Cette globalisation qui fait toute la fierté de l'Union cycliste internationale mais qui peut également entraîner des actes singuliers et peu protocolaires: aussi déconcertante que sa grande fuite en avant lors de l'antépénultième bosse du parcours, fesses sur le cadre et position aérodynamique en osmose avec le personnage dans la descente qui s'ensuivit, la conférence de presse prenait des airs inattendus de débat politique. Comme promis dans l'Utah, le maillot arc-en-ciel une fois sur les épaules, Sagan parla, et cela dérangea.

Au micro de l’intervieweur officiel de l’UCI, lui demandant prosaïquement s’il s’agissait du meilleur jour de sa carrière cycliste : « C’est ma plus grande victoire et je suis très heureux compte tenu de tous les sacrifies que j’ai pu faire (…). C’est incroyable bien sûr. Mais je suis aussi fier d’avoir su trouver ma motivation dans ce qu’il se passe de part le monde. Vous savez, ce qui arrive en Europe est un grand problème. Gagner aujourd’hui pour moi était très important car nous devons tous changer ou alors les prochaines années risquent d’être passablement différentes. Le sport de compétition est certes quelque chose de très beau mais il doit aussi être une inspiration pour nous tous. J’espère sincèrement que nous pourrons continuer ce genre de pratique à l’avenir car la situation (dans le monde) est vraiment difficile. Je voulais le dire au nom de toutes les personnes qui prient pour un changement dans ce monde ». (Propos restitués de l’interview d'après course, vidéo visible ici)

Rappelons que les Championnats du Monde de cyclisme sur route à Richmond se déroulèrent quelques semaines après que le Premier ministre slovaque, Robert Fico, ait annoncé que son pays n’accepterait que des migrants chrétiens. La décision de ne choisir que 100 réfugiés parmi des familles syriennes de religion chrétienne faisait suite au plan de l’Union Européenne pour transférer 40 000 migrants actuellement en Grèce ou en Italie. Face à cette déclaration, la Commission européenne avait réitéré le principe de non-discrimination qui est au cœur de la loi européenne. Dans le sillage de la série d'agressions du Nouvel An dans les villes européennes, certains dirigeants ont profité de l'occasion pour réitérer leur position ferme sur l'arrêt de la circulation des migrants dans le Continent. Il y a quelques jours, Fico a ainsi déclaré aux journalistes qu'il ne "prendrait jamais une décision volontaire qui conduirait à la formation d'une communauté musulmane unifiée en Slovaquie (…). Le multiculturalisme est une fiction. Une fois que vous laissez les migrants, vous n'avez plus qu'à faire face à ces problèmes".