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15 février 2016

Dans la tête d'un collectionneur de flyers

                             Illustration : flyer, galerie Bruno Bischofberger, Zurich
Vous aussi, à défaut de peintures ou de mobiliers hors de portée de votre bourse, vous collectionnez flyers, journaux, cartons d'invitations, affichettes et autres posters d'exposition? Avec ”They Printed It”, la Kunsthalle de Zurich revenait récemment sur un héritage visuel bien plus signifiant qu'il n'en a l'air. Car s'il y a bien un domaine dans lequel l'imprimé n'est pas mort, c'est bien celui : la communication et ses supports d'exposition. Morceaux choisis. 

Peu importe la discipline, le procédé reste le même. Quiconque visite des expositions, assiste à des concerts ou suit attentivement les arts performatifs pourra tôt ou tard constater le poids de ses années de fidélité en deux emplacements distincts : dans des boîtes ou sur des murs. Manière privilégiée de marquer à bon marché son territoire, l'imprimé en série est le point d'entrée le plus efficace à tout type d'événement artistique. En de nombreux cas, il est aussi l'un des premiers signes de ralliement à une scène, à un courant ou à une forme d'art. Qu'importe si la généralisation de l'event sur Facebook, la toute puissance de la newsletter ou le développement de sites de vues d'expositions telles que Contemporary Art Daily sont devenus des acteurs majeurs : un léger bout de papier, de préférence visuel et en couleurs en son recto et, en son verso, déroulant ingénieusement les informations d'usage (parfois, tout est sur la même face, ce qui s'avère souvent être des plus utiles) fait toujours acte d'autorité dans la transmission culturelle du 21ème siècle. Qu'on les prenne à l'entrée d'un espace d'art ou d'une salle de concerts, sur un comptoir de bar tacheté de bières et de cendres, qu'on les reçoive de proches ou d'intéressés, ces flyers finissent souvent pliés en deux, faute de place dans les poches de vestes. Ce paradoxe des formats, traditionnellement en A5 pour un flyer, A4 pour un programme et A2 pour une affichette, ne saurait être résolu. C'est leur charme. Souvent froissés, parfois négligés, mais pourtant incontournables. Dès lors, l'amateur averti prendra soin de se garnir à double, une fois pour le pense-bête, l'autre fois pour la collection. De l'information au fétichisme, il n'y a qu'un pas que nombre d'entre nous avons allègrement franchi. Au point, pour certains amateurs d'art, de ne jamais avoir ressenti le besoin d'acquérir de vraies oeuvres.

Une fois mis bout à bout, ces imprimés (y compris les communiqués de presse) forment plus qu'un vulgaire amas vaguement archivé mais deviennent bel et bien une correspondance autant subjective qu'artistiques, créant, s'ils sont consciencieusement conservés et classés, une petite histoire–fragmentaire–d'un mouvement et de ses relations. Mieux même, ils peuvent prendre la forme de collages ou de montages photographiques, ce qui fait nécessairement écho à un majestueux ouvrage recensant plusieurs décennies de carnets (de sources en tout genre) de Jean-Luc Manz récemment remis en forme (en scène) par JRP|Ringier et le Musée Jenisch de Vevey, des carnets qui s'inscrivent dans cette quête non seulement mémorielle, mais aussi plastique. Accrochés à un mur ou comme ici édités dans un cahier, ces « collections de fragments (sont) découpés (et) remontés dans un agencement dont la logique suit celle, très personnelle, des correspondances de l'artiste, un répertoire (s'apparentant) formellement aux différents volets d'un atlas de la connaissance subjective1 ». Affirmation personnelle ou vecteur libre et souple d'une histoire officielle souvent difficile d'accès, ce genre sous-considéré qu'est la collection de cartons d'invitations, d'affichettes ou d'inserts réalisés par des artistes a récemment été articulé par la Kunsthalle de Zurich. Poursuivant son programme parallèle d'expositions « élargissant les limites d'une exposition classique », l'institution sise à l'ancienne brasserie Löwenbräu avait en effet débuté cette remarquable initiative née au printemps 2015 avec le ”Theater der Überforderung”, « une expérience théâtrale du réalisateur Barbara Weber qui comprenait des artistes, des acteurs, des musiciens, des cinéastes, des étudiants, des visiteurs et l'équipe du centre d'art ». Dès ce mois de février, elle s'intéressera en ce sens aux aires de jeux en tant que lieux d'expériences sociales, de projets risqués ou de sculptures spectaculaires. 

Avec ”They Printed It!”, le postulat est donc le suivant : si ces formes communicationnelles sont apparemment insignifiantes voire parfois considérées comme de vulgaires support publicitaire ou d'annonce (ou pire, de self-marketing), elles peuvent au contraire, lorsqu'elles trouvent le bon équilibre entre l'élégance artistique et leur fonction de diffusion en masse, devenir de véritables œuvre d'art à part entière. Mieux même : aussi modestes puissent-ils être, ces supports rentrent en résonance avec l'édition d'artiste en série ou l'insert dans des magazines : la multiplication pouvant ainsi se voir comme une… « démultiplication des modalités d'adresse au public et des possibilités de contextualisation2 ».  On peut même, pour terminer, voir plus loin : si, dans le cas d'une commande, il permet de déconstruire les stéréotypes sans cesse reconduits de l'artiste original, travaillant seul, etc., il force également à « réfléchir (…) à ce qui, dans un projet artistique, permet la relance de son potentiel à travers le temps et les contextes de présentation3 ». Dans un bouillonnant accrochage en plusieurs niveaux interférant avec un conséquent programme d'événements, de workshops et de journées de médiation, la Kunsthalle présentait flyers, affichettes, programmes et communiqués de presse réalisés–aux côtés de bureau de graphisme–par des artistes de la trempe de Louise Lawler, Heimo Zobernig, Jonathan Monk, des pointures qui ont « systématiquement travaillé avec ce médium et ont fait un usage productif des contradictions sur lesquelles il est fondé4  ». Des cartons 100% suisses de la galerie Bruno Bischofberger (dont est tirée notre illustration d'article) à ceux, iconiques, de The Modern Institute, cette prolifique exposition permettait non seulement de faire un tour d'horizon des ces pièces mineures et pourtant centrales dans le système fort bien rôdé qu'est l'art contemporain, mais aussi de saisir l'importance que revêtent ces espaces d'expérimentation, renfermant en eux cette promesse séduisante de propager un art qui passe(rait) presque inaperçu. Et que certains collectionnent avidement. A l'instar du célèbre collectionneur de livres d'art et de photographie Christoph Schifferli, la personne derrière une partie de cette énorme archive exposée–encore visible sur un site participatif dédié–voulue par la Kunsthalle à la fois comme cabinet d'estampes et hommage si longuement attendu.

Julien Gremaud


Notes :
Julie Enckell Julliard, « Un carnet pour se relier au monde », in Jean-Luc Manz, Notebooks (1989–2014), JRP|Ringier, Zurich, 2015
2-3 Lionel Bovier, « Le multiple », in L'effet papillon, (1989–2007), JRP|Ringier, Zurich, 2008
4 Tiré du communiqué de presse de l'exposition de ”They Printed It!”

Plus que les vues d'expositions ci-dessous, l'index des artistes, ”publishers” et galeries recensés par ce micro-site donne toute l'ampleur au travail d'archive de Schifferli.
Toutes les photographies © Think Tank sauf n°2, 3 et 4 : © Thomas Strub