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08 février 2016

L’armée côté culture

Illustration: Andri Pol, ”Air Show”, de la série ”Gruezi”


Si la question de la culture militaire représente "un champ de recherche spécifique pour les théoriciens de la guerre"1 où se mettent en lien des valeurs, des coutumes, des traditions, … dans l’optique de valider une certaine doctrine du conflit et/ou de légitimer des opérations militaires, cet article souhaite plutôt aborder l’aura de certains "biens culturels" rattachés au monde militaire, plus spécifiquement à l’Armée suisse : de la musique aux surplus en passant par le chocolat.

L’Armée suisse se distingue par le fait qu’elle demeure encore aujourd’hui organisée en système de milice, c’est-à-dire sur le principe d’une obligation de servir pour les détenteurs – au masculin – de la nationalité hélvétique, alors même qu’on assiste tendanciellement à la professionnalisation des armées en Europe. Dès lors, j’ose l’hypothèse que le monde civil et le monde militaire y restent fortement emboités l’un à l’autre, du fait que la conscription définit peut-être moins l’univers militaire comme un entre-soi clôt. La dépendance des réformes militaires suisses au champ politique vient également conforter cette idée. Ajoutez à cela un temps de service défini et limité, la sortie de la caserne le week-end, une partie des cadres avec des contrats à durée déterminée,… autant d’éléments organisationnels qui "limitent" dans une certaine proportion le caractère a priori "reclus" de cette institution. 


L’Armée suisse n’en possède pas moins sa culture militaire et les biens culturels qu’elle produit semblent posséder un certain pouvoir d’attraction. Nous nous intéresserons ici aux œuvres matérielles accessibles au public pour un peu plus de fun, laissant de côté les productions "à fonctions internes" (chants militaires, devises d’arme, insignes,…), qu’elles soient cohésive, narcissique ou généalogique.2 C’est que le système de milice suisse se doit presque plus que toute autre armée de se donner en spectacle. De son image dépendent beaucoup de choses, ne serait-ce que son budget et son maintien, les différentes initiatives visant sa suppression ou un changement profond de son organisation, si elles ont été refusées, n’en démontrent pas moins sa position sur la sellette. De même, l’étude sur la sécurité, annuelle, souligne le souci de l’institution militaire à connaître la température de sa cote dans la société suisse.3 Un ré-investissement se fait donc dans le monde civil sous la forme de créations d’œuvres, d’étalages de ses compétences (comme les démonstrations aériennes) ou même de commercialisation de ses apparats. On va principalement parler ici de musique et de goodies. 


"La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique", Groucho Marx
Sans chercher à redorer le blason esthétique de la musique militaire, qui a "souvent mauvaise réputation"4, il faut reconnaître qu’elle maintient un pouvoir d’attraction assez conséquent en Suisse et dans d’autres pays. Les festivals Tattoo (non pas de tatouage mais bien de musique militaire) rencontrent un vif succès et ont une longue histoire. En Suisse, deux grands évènements se distinguent : Avenches Tattoo qui connaîtra sa 12e édition en 2016 après avoir mobilisé 500 musicien.ne.s et rameuté pas moins de 20'000 spectateur.trice.s en 2015 ; et le Basel Tattoo, "le plus grand spectacle plein air de la Suisse" avec environ 120'000 visiteur.euse.s. L’affluence et la multiplicité des évènements qui fleurissent rien qu’en Suisse (à Montreux, à Lucerne, à Morat,…) soulignent bien que la musique militaire possède un public. Si elle se résumait il y a quelques siècles aux tambours battants, les festivals Tattoo misent aujourd’hui sur un divertissement varié et grandiloquent : uniformes colorés, coiffes parfois excentriques, chants, chœurs, chorégraphies,… la masse des exécutant.e.s permettant d’orner le tout d’une aura titanesque qui sied bien aux performances les plus traditionnellement militaires, emprises de solennité. Les festivals Tattoo réunissent également plusieurs formations du monde entier, dans un mélange de cultures assez impressionnant, même si la teneur militaire en réduit quelque peu les contrastes en imposant certains codes. Lors de ces grandes manifestations internationales, lesdites formations, souvent directement rattachées aux forces militaires, comme le Swiss Army Band, se voient considérées comme "des ambassadeurs culturels d’exception" et présentées comme tels sur le site de la Confédération, par exemple. Si vis pacem, para bellum, mais en musique ! Didier Francfort5  souligne également l’apport des formations militaires pour l’instruction des musicien.ne.s et des compositeur.trice.s. Avec son système de milice, la Suisse offre effectivement là une possibilité intéressante pour les artistes de développer leurs compétences grâce à des structures importantes, comme elle le fait également pour certain.e.s sportif.ve.s d’élite. De fait, on peut supposer que le rejet de la musique militaire se base plus sur des considérations morales qu’esthétiques : restant malgré tout rattachée dans les esprits au monde de la guerre, de la discipline, et d’un certain conservatisme, la musique militaire, si elle ne rebute apparemment pas tout le monde, reste un genre de niche. 


Le kaki comme tendance 
Chers à la mode, le kaki ou le camouflage militaire reviennent ponctuellement en vogue, allant parfois jusqu’à jouer des ornements purement militaires : insignes, coupes uniforme, képis… Le style militaire est aujourd’hui devenu un véritable marronnier dans le monde de la mode vestimentaire. Certains classiques proviennent d’ailleurs originellement du monde militaire, où la nécessité de développer les technologies de la guerre concernait également le textile. Ainsi, le fameux bombers ou encore le trench-coat Burberry habillaient d’abord G.I. Joe. L’Armée suisse se module aussi en une multitude de goodies, car ce n’est pas seulement l’appropriation par le monde de la mode qui inscrit le militaire dans la rue, ou encore chez soi : lanterne, sacoche, sac à dos, vélo, couverture en laine,… toute une panoplie est disponible pour son style, ses loisirs ou encore sa déco d’intérieur. Et l’intéressé.e trouvera son bonheur dans les fameux surplus militaires. Il y a effectivement en Suisse une grande tradition de vente de matériel militaire à travers ces surplus, en témoigne la multitude représentés en ligne – sans compter les surplus "officiels" de l’Armée suisse –, leur présence importante sur les plateformes de vente de particulier à particulier, ainsi que les foires de liquidation. 


Historiquement, la vente de matériel militaire renvoie aux "stocks américains" : suite à la Première et Seconde Guerres mondiales, les soldats, principalement américains, ne voyaient pas vraiment la nécessité de ramener leur matériel au pays, sans compter que celui-ci était généralement de bonne qualité et pouvait se monnayer à un prix intéressant. De quoi améliorer sa solde. Ainsi le matériel militaire se retrouva sur le marché, donnant naissance aux surplus militaires où se marchande une ribambelle de matériel d’occasion à un prix bas. En Suisse, aussi, les surplus militaires permettent d’acquérir du matériel varié – habillement, accessoires, équipement de montagne, on ne parle pas ici bien sûr des fass 90 ou autres armes… – neuf ou d’occasion. Le pays n’étant pas un terrain de conflits, les surplus suisses prendront plutôt de l’importance en lien avec les différentes réformes qui touchent l’Armée suisse : celles-ci entrainant centralement d’importantes baisses d’effectifs, le patrimoine matériel militaire excède le nombre de soldats à équiper. Dès lors d’immenses liquidations ont eu lieu au début du 21e siècle, "parce que la réduction du nombre des hommes a été plus rapide que celle du volume du matériel", dixit le responsable des liquidations de la Base logistique de l’armée, en 2005, Roland Jungi6. Avec la prochaine réforme qui se prépare, le relooking à la sauce militaire risque d’être important. Si la somme récupérée sur ce matériel donne le tournis, (un chiffre d’affaires 2005 estimé parle de 8 à 10 millions de francs suisses), l’Armée suisse assure ne pas retirer de bénéfices, mais plutôt "couvrir ses propres frais"7


Si les objets d’époque, comme le sac Napoléon de l’Armée suisse, attirent principalement des collectionneur.euse.s et quelques fashionistas, les sportif.ve.s représentent le gros des consommateur.trice.s (allant du airsofteur au chasseur, en passant par l’amateur de camping sauvage), séduit.e.s notamment par des prix souvent attractifs. L’autre grand argument de vente réside dans la bonne qualité que l’institution militaire semble garantir. Et l’Armée suisse apparaît comme un gage de qualité : "Nous vous proposons des produits 100% qualité suisse provenant directement de l’armée suisse.", clame ainsi la page d’acceuil du site du Surplus militaire suisse. Personnellement, la ceinture de cuir chipée il y a plus de dix ans à mon père, soldat dans l’artillerie, retient toujours mes jeans. Limiter l’attrait du matériel militaire à des arguments de vente standards tels que le prix et la qualité mettrait à l’ombre toute la dimension fascinante que peut avoir le monde militaire auprès des individus. L’image du guerrier victorieux n’est pas loin, même si peu rattachable au passé de l’Armée suisse, par contre l’identification identitaire – que ce soit aux valeurs militaires (discipline, ordre, camaraderie,…) ou à la Nation – a certainement son rôle derrière le succès de la commercialisation du matériel militaire. En effet, un Mirage à croix blanche sur fond rouge dans son jardin représente certainement plus qu’un simple effet de mode. Le matériel militaire peut également satisfaire la nostalgie des anciens conscrits (et quelques anciennes volontaires) pour leurs souvenirs de service, leur versement dans la réserve mettant un terme à une sorte de rite de passage bourdieusien : l’apparat militaire permet alors de se donner l’illusion d’un rattachement fort à l’institution malgré sa sortie de celle-ci. De même, les personnes n’ayant pas rejoint les rangs et essuyé ce rite de passage, trouvent ainsi une parade à cette séparation entre "ceux qui l’ont subi […] [et] ceux qui ne le subiront en aucune façon" brouillant cette "différence durable entre ceux que ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne pas"8. Ce monde à part avec ses propres règles continue effectivement de fasciner, en témoignent les raisons d’engagement – volontaires – de quelques femmes militaires de l’Armée suisse, qui mobilisent souvent ce discours de fascination provenant de l’enfance9, comme lorsque des soldats en exercice dans des petits bleds helvétiques distribuaient les fameux biscuits et chocolat militaires aux enfants du coin.

Stéphanie Monay 

Références
2 Marie-Anne Paveau, "Images de la militarité dans les chants de l’Armée de terre française", in André Thiéblemont (dir.), Cultures et logiques militaires, Paris : Presses universitaires de France, 1999, p. 215
4 Didier Francfort, « Pour une approche historique comparée des musiques militaires », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 85, 2005, p.85
5 ibidem, p. 87
7 idem
8 Pierre Bourdieu, "Les rites comme actes d'institution ", Actes de la recherche en sciences sociales, 43, 1982, p. 58
9 Stéphanie Monay, "Les femmes dans l’Armée suisse", thèse de doctorat en cours, IEPHI/CRAPUL, Université de Lausanne