Illustration: ”Até que a Sbórnia nos separe” (gif) |
Le Black Movie à Genève comporte plusieurs particularités. Spécifique et foisonnante, sa grille de programmes a tendance à donner le vertige au spectateur non initié. Avec toujours quelques gros coups (The Tribe, les derniers Hong Sangsoo et Takashi Miike ou encore la rétrospective Wang Bing), la particularité de l’événement genevois est d’avoir dans ses rangs des films dits "pour enfants" avec la section du Petit Black Movie, dans laquelle se trouve des objets qui rendent les productions actuelles de Disney ou Pixar honteuses. Parmi elles, l’extraordinaire Até que a Sbórnia nos separe, chef d’œuvre brésilien à découvrir de toute urgence pour se rendre compte qu'il est toujours possible de voir des dessins animés de grande qualité.
Le Petit Black Movie, section pour enfants du Black Movie, permet de se rendre compte de ce qui se passe un peu partout dans le monde, du Brésil au Japon. Cantonnée à montrer des programmes de courts-métrages catégorisés par tranche d’âge, la section propose pour sa 10e édition quelques long-métrage, dont le très beau O Menino e o Mundo avec son histoire de quête qui aborde les problèmes de société, des classes sociales, des familles et des séparations. Ce film est accompagné dans sa section d’une autre réussite qui mérite d’être mis en lumière.
De la pièce au dessin
Até que a Sbórnia nos separe est un dessin animé brésilien réalisé en 2013 par Otto Guerra et Ennio Torresan Jr, deux réalisateurs qui sont aussi des dessinateurs de comics et producteurs. Ensemble, ils ont décidé d’adapter la pièce Tangos & Tragédias présentée pour la première fois sur scène en 1984. L’histoire suit les péripéties des habitants de Sbórnia, petit pays séparé par un immense mur fait de la lave refroidie du volcan qui culmine la petite île. Ce pays, rattaché par un bout de terre au Brésil, est décidé à garder son indépendance et ses traditions : le fameux hashball (un football qui se joue avec des haches et des boulets en bois), se dire bonjour en se crachant dessus, lécher le visage de sa femme pour l’embrasser ou encore se taper le dessous de l’aisselle pour envoyer paitre quelqu’un. Mais le trésor de Sbórnia réside dans son herbe unique, le Bizuwin. Une cousine proche du gingembre et de la marijuana que l’on savoure en théière ou en soda.
Lorsqu’un jour le mur s’effondre suite à un match de hashball qui dégénère jovialement, une partie de la muraille s’écroule créant ainsi une brèche qui permet aux habitants du Continent de redécouvrir Sbórnia. Lors d’une escapade nocturne, trois entrepreneurs découvrent le Bizuwin et décident de commercialiser le produit. Nous suivons le petit groupe lors d'une nuit qu'ils n'oublieront pas, et le spectateur non plus. De l’autre côté, nous suivons un duo de musiciens, Pletskaya and Kraunu, dont l’un est un coureur de jupon, l’autre muet (rappelant les mimiques d'un Chaplin) probablement parce qu’il a "quelque chose à dire d’important mais qu’il ne trouve pas de mots pour l’exprimer" nous apprend la voix narrative, le fils du muet.
Duel des mondes et du temps
Soutenu par un scénario solide, le film ne manque pas d’assurer sa forme par une explosivité de tous les instants alliant blagues des corps et action, sur des dessins expressifs qui rappellent les meilleurs Disneys des années 1990, entre les fonds marins de La Petite Sirène ou l’ambiance savoureuse du plus récent La Princesse et la Grenouille (on y trouve aussi un parallèle avec Les Triplettes de Belleville, pour la forme et la folie de certaines situations). Mais jamais le film ne se perd dans un confort de narrations ou de temps morts, exploitant au contraire pleinement la magie de cette jalousie déguisée en rivalité entre les habitants de Sbórnia et ceux du continent.
Si l’ouverture à la modernité est interdite du côté de Sbórnia, où la femme est clairement prisonnière de coutumes ancestrales, les habitants y sont paradoxalement extrêmement libres, assoiffés de danses et de musiques, exploitant sagement les bienfaits du Bizuwin. Ce paradoxe entre la peur du monde moderne et les rites du passé est au centre du sujet de ce film. Car si l’un est le fantasme de l’autre, ces deux pays représentent aussi le fonctionnement du système économique mondiale où les riches utilisent les réserves des pays pauvres ou sous-développés sans se soucier de ceux qui y vivent, jusqu’à aller réenclencher une éruption qui fera sombrer Sbórnia pour de bon… enfin presque. C’est là que Até que a Sbórnia nos separe est passionnant puisqu'il élabore une critique complète des deux univers, ceux des modernistes (et leur aversion pour l’argent) et ceux des réactionnaires (et leurs réclusions).
Au-delà de cette pensée sociale et politique, le film fonctionne à tous les points de vues entre ce fantasme d’un pays libre et le rêve du contrôle absolu où chaque personnage – tous extrêmement bien façonné – se trouvent confrontés à la réalité qui éclate telle un volcan. Até que a Sbórnia… est finalement une farce magnifique sur la condition humaine en prenant comme milieu un pays imaginaire enchanteur et loufoque, dans lequel les deux héros sont amis et musiciens aux caractères opposés, l’un devant soutenir le poids du passé (son père est l’un des fondateurs des traditions du pays) et l’autre d'esprit libre, éperdument amoureux de la fille de l’entrepreneur brésilien qui désire faire fortune avec le Bizuwin. Dans cette dualité des mondes où l’unique lien est une bande de terre au milieu de la mer, l’humour, la musique et l’amour sont les seules armes qu’il reste aux héros pour ne pas se noyer dans le chagrin des missions humaines imbéciles, jusqu’à une fin absurde qui permet au film de se clore dans un tourbillon de beautés et de folies. Une conclusion en clin d'oeil à un autre paradis perdu historique, comme l'Atlantide.
Dimanche 25 janvier à Genève : O Menino et o Mundo (dès 6 ans) à 11h et Até que a Sbórnia nos separe à 13h (dès 10 ans)
www.blackmovie.ch
Dimanche 25 janvier à Genève : O Menino et o Mundo (dès 6 ans) à 11h et Até que a Sbórnia nos separe à 13h (dès 10 ans)
www.blackmovie.ch
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