On
l’entendra de plus en plus : le dernier roman de Michel Houellebecq est
une provocation. Mais que, ou qui,
provoque-t-il ? On aura dit : l’Islam. Parce que son roman parle de
l’Islam ? Parce qu’il parle des musulmans ? On a dit encore :
c’est le plus beau cadeau offert aux identitaires de tous bords, aux extrêmes
et aux « blocs ». L’auteur s’en est démenti publiquement : il
n’y a rien d’extrême dans son récit. Quoi alors, des faits ? Quelle est cette « soumission » dont on nous
rabâche qu’elle excite un climat politique déjà sulfureux ? Proposition.
Voilà pour l’amalgame
« On
entre dans un mort comme dans un moulin » disait un certain Jean-Paul
Sartre. Et dans un vivant ? Dans un auteur vivant ? Vis-à-vis de
l’œuvre de Michel Houellebecq, les critiques et les journalistes s’obstinent à
passer par la même porte, à buter sur une question, réitérée à l’occasion de la
sortie de Soumission (Flammarion,
2015) : Mais ce personnage que vous décrivez, c’est vous ? C’est vous, n’est-ce
pas ? « Je sais pas, je sais même plus » a répondu l’écrivain
récemment, laconique face au présentateur d’une chaine française, mal à l’aise
comme un Bernard Lhermitte qu’on aurait arraché à l’ombre humide de son caillou
pour l’exhiber à la lumière et le forcer à avouer. Il ne s’agit pas non plus de
plaider l’innocence totale: le détachement est aussi une feinte, un tour d’ethos, une ruse de posture. La posture, c’est ce que l’auteur d’un livre dit et
montre de lui-même en tant qu’auteur, fait savoir publiquement de son statut
d’artiste et d’écrivain : une façon de se mettre en scène. Elle influe,
bien sûr, sur la manière de lire, sur la réception du texte. Houellebecq, et
son éditeur, sont trop malins pour ne pas le savoir. La carte de l’amalgame est
coutumière dans son jeu médiatique, et ce dès ses premières armes. On a vu dans
Extension du domaine de la lutte (1994), chronique de la défaite sexuelle d’un informaticien de bureau, un
journal intime désabusé ; dans La Possibilité
d’une île (2005), parce que l’auteur était allé s’entretenir avec des
Raëliens, un plaidoyer personnel pour la venue des Elohim... Cette confusion
entretenue roman après roman, et au-delà des controverses cherchant avec hargne
(et en fonction d’un bizarre besoin inquisiteur) à rabattre l’auteur sur son
narrateur, a (re)trouvé chez le romancier Emmanuel Carrère, une formulation
plus pacifiste. Houellebecq serait notre « contemporain capital ». Loin
de diaboliser l’homme, ce critère assignerait simplement à l’artiste une
sensibilité telle qu’il s’avère capable de saisir avec une rare acuité, par le
choix de ses sujets d’écriture, les enjeux de notre présent. En d’autres
termes, si Houellebecq fait scandale, c’est parce qu’il fait mouche. C’est ce
filon-là, peut-être, qu’il faut explorer. Ce qui n’empêche pas la littérature
d’être aussi un commerce. On crie au scandale, donc on vend. Il faut juste être
au courant, accepter l’un avec l’autre, et l’écrivain le sait. À
la solde de l’édition française à gros tirage, l’amalgame entre auteur et
narrateur peut rêver à de longs lendemains. Le flegme de Houellebecq n’apparaît
alors que comme une manière honnête, quoique lucide, de répondre à
l’acharnement des critiques.
Les affections des baromètres
C’est
donc avant tout sa littérature qui fait de Houellebecq un contemporain si capital. Si les avis se déchainent,
c’est que la question posée par Soumission frappe
juste, mais aussi, qu’elle est pertinemment posée. Sans
entrer dans les détails, le roman relate l’histoire de François, professeur à l’université
Paris III (Sorbonne-Nouvelle) auteur d’une thèse sur Joris-Karl Huysmans,
écrivain neurasthénique et désabusé du XIXème qui a finit, las d’espérer la
paix sans l’obtenir ici-bas, par se convertir au catholicisme. Tout comme son
auteur de prédilection, François vivote et s’emmerde. Ses cours l’assomment.
Ses collègues sont des coincés ou des parasites. Il ne baise même plus ses
étudiantes, sinon la sublime Myriam pour laquelle il se surprend,
occasionnellement, à éprouver un sentiment. Notre protagoniste vit pourtant une
époque troublée : on est en 2022. Le Front National est le parti politique
le plus puissant de l’Hexagone. François Hollande, réélu en 2017, est sur le
déclin. Le communautarisme religieux essaime et fleurit. Pour contrer la victoire
prévue de Marine le Pen au second tour de l’élection présidentielle, le PS et
l’UMP se rallient à un nouveau Parti, la Fraternité musulmane, pour porter au
pouvoir son candidat, l’ambitieux et avenant Mohammed Ben Abbes. Et la France
devient une terre d’Islam. S’en suit une série de réformes radicales : les
femmes cessent de travailler. La polygamie est autorisée et plébiscitée. De
colossaux capitaux venus des pétromonarchies du Golfe extirpent la France de la
crise. Les Saoudiens rachètent la Sorbonne. Les professeurs, et de même tout
fonctionnaire du domaine public, sont contraints à la conversion ou à la
démission. Le pantouflard François se trouve alors placé devant un choix
draconien.
On
a beaucoup écrit sur les protagonistes de Houellebecq : hétérosexuels
lambdas et blasés, apologues de la mollesse, badauds désabusés contemplant leur
monde (notre monde) se précipiter vers l’abysse. Ces héros présentent cependant
une qualité essentielle, corollaire de cette indifférence placide : ils
révèlent ce qui les entourent. À leur insu, leur capacité d’imprégnation rend
d’autant plus saillant au lecteur le fil des événements qu’ils traversent, la
dynamique propre du récit. Cette spécificité est particulièrement exploitée
dans ce sixième roman. Le tour de force narratif consiste ici en une manière de
transcrire le cours des choses, de
rendre perceptible le mouvement du temps, palpable la société dans sa transformation, à partir d’une
conscience singulière. Son caractère banal y est sans doute pour quelque chose.
Au regard de ses désirs, de son
ennui, de sa recherche de confort, François touche en ce qu’il pourrait être
n’importe qui (« François », d’ailleurs, c’est tout bonnement l’archaïsme
de « Français »). C’est un médiocre, au sens de « moyen » :
ni plus haut, ni plus bas qu’un autre, au milieu. Ses aspirations, comme celles
de nombreux protagonistes du même auteur, convergent vers une tendance assez
uniforme à la recherche du bien-être, et ceci, quelle que soit la place occupée
par chacun d’eux sur l’échelle sociale. Au niveau narratif, cette récurrence déjoue
la pertinence de ladite société à garantir l’accès au bonheur par des
critères définis : qu’on soit informaticien, généticien, professeur de
littérature, le réel est le même pour tous. Il n’y a pas d’issue individuelle. François
et ses comparses fonctionnent comme des buvards, des baromètres : entités
recluses dans des vie monochromes, outils de révélation des milieux dans lesquels chacun baigne, et des
modifications qui traversent ce même milieu. Il n’y a pas de préférence. « Il
faut que tous les personnages aient raison », déclarait encore l’auteur
dans l’entretien cité. Houellebecq peut bien ainsi dépeindre les aléas de leur
quotidien : repas, rencontres et préférences sexuelles. C’est une
politesse, un souci d’hôte qui nous accueille dans son salon, nous présente le
mini bar, et pourquoi pas soulève aussi la jupe de la maîtresse de maison pour
nous montrer ses jarretières. L’intérêt n’est pas là, ni peut-être l’ambition
de sa littérature. On n’y prend plaisir, quand même, c’est un autre confort.
Hurler à l’impudence, à l’assassinat de la morale, au racolage littéraire, en parcourant
les déboires matrimoniaux et autres défaillances intimes de François, (et
peut-être de Michel dans L’extension,
de Daniel1 dans La Possibilité) n’est
pas seulement inutile : c’est incohérent. Malgré le burlesque, le
voyeurisme calculé, c’est manquer la cible, mésestimer la distance. Se
méprendre sur le point de vue. La tectonique des plaques se moque des états
d’âme du sismographe.
L’Islam, du point de vue de la géologie
Ce
qui ne veut pas dire que Houellebecq soit relativiste, ni qu’il dénigre
l’individu, entendons : le lecteur. Il lui ménage simplement un espace de
réflexion alternatif, l’invite à prendre du recul. Soumission prolonge une réflexion amorcée dès La Possibilité (remontant peut-être même aux Particules... (1998)). Elle
consiste à débusquer parmi les problématiques contemporaines un enjeu aux
conséquences potentiellement bouleversantes (au sens d’une reconfiguration
sociale radicale) et à lui fournir une intrigue qui en permette
l’expérimentation romanesque jusqu’à des degrés extrêmes : dans La Possibilité, le clonage, dans La Carte et le territoire (2010), le
monde de l’art, dans Soumission, la
religion. C’est bien le fait religieux en
général qu’exploite le roman (celui-là même dont on lit partout qu’il fait son
grand retour) et dont l’Islam est une
déclinaison, une tendance parmi d’autres. Sa spécificité, cependant, lui est
conférée par la place et le rôle auxquels l’Occident l’a réduite : celui
d’épouvantail, de Grand Autre, de bouc émissaire. La réflexion menée par
Houellebecq rappelle qu’une société se définit d’abord par ce qu’elle refuse,
ce qu’elle choisit de rejeter. En cela, il est ce « contemporain »
qui devine ce qui veut être caché, indique les blessures et éprouve les sutures.
Lui, d’ailleurs, se garde bien des amalgames et évite d’associer intégrisme et
religion modérée. L’Islam qu’il décrit est celle de tous les jours, de l’homme
du commun, de ces « n’importe qui » de la pâte desquels il modèle ses
héros. On l’aura compris : pas de quoi affûter les canines de Marine.
De
même, Houellebecq n’allume pas gratuitement des polémiques. Son travail répond à
une vision d’artiste. Celle-ci touche aux espoirs qu’il est permis à l’homme de
nourrir dans la société moderne au regard de l’accomplissement de ses désirs,
de son bonheur, du genre humain et de l’au-delà. Les trois derniers romans de
l’écrivain, au moins, évaluent cette question au fil d’une perspective
nouvelle : celle de la démesure. Elle confronte ses héros à l’impossibilité
de saisir un monde qui les déborde inexorablement. Ainsi, dans Soumission, François doit fuir Paris et
ses émeutes islamophobes. Il patiente au fin font du Lot, département
campagnard et paisible, et au cours d’une promenade, contemple un paysage et
soumet au lecteur la description suivante : « La Dordogne coulait en contrebas, encaissée entre des falaises
calcaires d’une cinquantaine de mètres, poursuivant obscurément son destin
géologique. La région était habitée depuis les temps les plus reculés de la
préhistoire, appris-je sur un panneau d’information pédagogique ; l’homme
de Cro-Magnon en avait progressivement chassé l’homme de Neandertal qui s’était
replié jusqu’en Espagne avant de disparaître » (p.134). Ce type de
description contribue à donner de l’individu une image neutre. Elle écrase sa
singularité, réduit l’homme à une espèce parmi d’autres. Comme les couches
calcaires ou le lit d’un fleuve, les êtres humains se déplacent, forment des
strates, élèvent des villes comme des monticules de limons, puis s’évaporent. À
cette échelle, l’étatisation d’une religion n’est qu’une variante de plus, un
nœud ou un creux d’eau dans le lignage du fleuve. Placé à cette distance, le « scandale »
d’un roman, ou d’une caricature, cesse d’exister. Traiter la religion en
« fait » implique une conception proprement géologique de l’histoire, qui passe par l’effacement de l’homme
comme « unité ». C’est à un tel regard que nous confronte Houellebecq.
Que l’Islam en vienne dans dix ans, à la faveur de la démographie ou des
intrigues politiques, à occuper le rang de première croyance européenne n’est
qu’une étape comme une autre, un moment, un moyen dans la continuation globale
de la présence de l’être humain sur la planète. Houellebecq ne livre pas un
brûlot politique, mais une méditation esthétique sur le temps. Son François,
gourmet et débonnaire, se laissera gagner par cette quiétude. Celle-ci berce
l’ensemble du texte, scandée doucement par les verres de boukha, les réflexions
littéraires et les plats libanais. Porté par la neutralité et l’indifférence du
héros, le roman parvient à refléter, exercice philosophique notoire, le
sentiment de la durée. « Ce
n’est pas la littérature qui fait bouger l’Histoire », déclarait encore
Houellebecq. Peut-être, mais sa plume à le mérite de nous ouvrir à sa « tendre
indifférence ».
Corps et cahots
Le
clonage, l’art et le religieux sont autant de manières de placer la destinée
humaine à une autre échelle que celle, impulsive et frénétique, promue par le
rythme de vie contemporain. De multiples façons de creuser une distance pour
l’œil, c’est-à-dire de comprendre l’individu comme genre commun, dans
l’interdépendance qui l’unit à ses semblables. Mais la critique de Houellebecq
n’est pas sociale. Le style y prime
sur l’engagement. Le cadre et l’angle, sur l’investissement politique.
C’est une représentation. Si la critique s’arrêtait là, pourtant, quelque chose
cahoterait. On refoulerait les couacs et les fausses notes qui entravent
l’accès douçâtre et sans bavures à la quiétude millénaire de l’angle
géologique. Ce serait même, omission gravissime, laisser de côté l’humour.
Aussi
contemplatif et malléable soit-il, le héros houellebecquien n’en possède pas
moins un corps. Ni transcendance, ni pure extase : il pisse, se gratte et
saigne. Dans le roman, les moments où ce décalage se fait jour sont salvateurs.
Ils entachent le mysticisme, glissent des gravillons dans la socquette du
pèlerin. Le rire, comme chez Beckett, naît de la dislocation entre les aspirations
à l’infini par lesquelles se laisse aspirer le protagoniste, et cette mortalité
à laquelle est rappelé. Enveloppé par l’ivresse de ressentir, derrière lui,
toute la culture du Moyen-Âge se presser et embraser par-delà les siècles une
statue de la vierge, François est saisi par la révélation...qu’il n’a rien
avalé depuis la veille, et tombe dans une crise d’ « hypoglycémie
mystique » (p.169). C’est un exemple parmi d’autres. L’ironie dont Houellebecq
est un si fin praticien est la forme du rire que permet son entreprise
d’écriture. Elle s’insinue dans les lézardes de son édifice narratif, profite
de ces écarts, de la discontinuité entre les aspirations grandioses de l’homme et
ses mésaventures « bassement » physiques. Tout en affirmant la
nécessité du fait religieux comme consolation pour l’individu moderne, esseulé
et apeuré face à la férocité du néolibéralisme, la distance que Houellebecq
travaille dans son œuvre prend aussi l’aspect d’une dédramatisation, d’une
vulgarisation, d’un dépouillement de cette « magie » qui auréole la
religion. La conversion après tout, qu’elle soit prononcée en arabe, en
hébreux, en français, en chinois, en tibétain, c’est une phrase rituelle apprise
par cœur. L’hostie reste un morceau de pain. Houellebecq nous suggère que le
véritable obstacle à la communion, de nos jours, est à chercher moins dans un
doute de la foi que dans l’intolérance au gluten.
Qui se soumet ?
En
définitive, à quoi nous soumet la lecture du roman de Houellebecq ? D’abord,
à la réalité du religieux comme fait,
c’est-à-dire à la croyance collective, et à son entretien par des rites
arbitraires, qu’il existe quelque chose « d’autre », une intelligence
millénaire qui règlerait le mouvement du temps, par-delà les galaxies et les
âges. Au religieux comme « effet » surtout, comme soulagement, comme
douceur, comme abdication de la volonté critique (parce qu’après tout, comme le
souligne François : « l’intellectuel en France n’avait pas à être responsable, ce n’était pas dans sa
nature » (p. 271)), comme tentation
en somme, aussi bien individuelle que collective. Soumission n’est pas ainsi, chez l’écrivain, une traduction du
mot « Islam ». C’est le nom que porte cette forme bien particulière
de vertige apathique, teintée de mysticisme, jouant sur la peur de la
dégradation du corps et de la mort, par lequel l’humanité pourrait être
séduite, au-delà des clivages Est-Ouest, Orient/Occident, Front national ou
gauche prolétarienne. L’Islam n’en est qu’une variante. Le hasard veut
seulement qu’elle occupe actuellement le devant de la scène publique.
Houellebecq n’essentialise pas, ne fustige pas, n’accuse pas. La force du roman
consiste à poser le problème et à le laisser en suspens. Faut-il que le chômage
disparaisse au mépris des droits de la femme ? Le prestige académique et
intellectuel d’une civilisation doit-il faire l’impasse sur la
libre-pensée ? Cette « soumission », si finement présentée par
la négative dans le texte, c’est-à-dire, du point de vue de quelqu’un qui s’y
laisse happé, questionne chez l’individu l’abandon libre de toute révolte, de
toute volonté de questionnement, les raisons d’un refus de réconciliation avec le monde. Un refus dont l’acte d’écriture est
peut-être l’ultime preuve (le dernier recueil de poèmes de Houellebecq
s’intitulait d’ailleurs Non réconcilié (2014),
ce n’est pas un hasard ; idem du personnage de Daniel25 dont la réflexion ultime, dans La Possibilité, consiste en un morose : "j'étais indélivré"). Le fait religieux, comme l’art et comme le clonage,
est une manière d’envisager l’apaisement collectif des frustrations et des
craintes personnelles, de s’y laisser couler, d’en illustrer l’idée.
Dans
ses modes de narration, ce sixième roman interroge peut-être avec davantage de
finesse la possibilité des comportements sociaux de produire de l’autre, du
vraiment autre, du « neuf » ou du différent
. Il n’y a rien de mal à ça, Houellebecq est écrivain avant d’être moraliste :
il ménage des espaces et les ouvre à l’évaluation du lecteur. Ce faisant, tout
de même, il agit (on oserait même dire qu’il s’engage). Lui, ne se réconcilie
pas. Après, c’est à chacun de voir. La soumission est sans rancunes.
À moins que...
Il
y a tout de même une autre forme de fêlure, qui court entre les lignes, et suggère
cette production du différent indique une issue personnelle autant que collective. C’est un
échappatoire que le roman n’exploite pas, parce que le religieux comme
« fait » l’ignore fondamentalement : l’amour d’un autre être de
chair et d’os. Une deuxième chance, une « sortie du tunnel » (c’est
le sous-titre de la thèse du personnage de François). Le thème de l’amour
apparaît furtivement au fil du texte, rapidement éclipsé. Comme une annonce ou
une promesse, répétée également au fil des autres romans de l’auteur. Houellebecq
ne lui a pourtant jamais vraiment consacré un roman à part entière (à moins qu’ils
ne le soient tous ?). S’il s’est refusé à le soumettre à l’optique
géologique, c’est probablement qu’il ne lui résisterait pas : ce
n’est pas le bon angle. À bien des égards l’amour apparaît pourtant comme la
possibilité de cet « universel singulier », de cette différentiation
au sein même de l’être clos et du social cyclique. Une manière plus humble,
moins coercitive, de rejoindre l’infini ? Il y aurait à en dire, mais ce n’est
pas ici la place.
On
peut entrer dans un texte par n’importe quel bout. Certains sont plus poreux
que d’autres, et fuient de tous les côtés, c’est une autre force du roman de Houellebecq : résister aux
réappropriations lapidaires. L’angle aménagé par l’œuvre, il suffit de s’y
plonger un peu, ne peut pas être articulée sur une considération politique
uniforme. N’en déplaise au FN et à la publicité. Le choix de son sujet, c’est
un autre aspect « capital », nous renvoie à notre propre
considération de la religion musulmane et renforce le devoir de nuance et
d’étude, d’un côté comme de l’autre. Houellebecq a réussi à se placer au
carrefour des polémiques, sans y toucher vraiment, de là, encore, son habilité
narquoise et flegmatique. Sa question « géologique », il ne nous
l’adresse pas en tant qu’athées, juifs, musulmans ou chrétiens, mais en tant
qu’espèce commune. Faut-il se soumettre à ce qui nous séduit mais nous
sépare ? à ce qui nous rassure, mais nous isole ? En cela, peut-être,
oui, c’est un romantique, un rêveur en tout cas.
Ce
roman marque aussi une autre étape sur le chemin propre de sa littérature. L’auteur
explore une possibilité de sortie parmi d’autres, une voie de réconciliation entre
l’être humain et le monde, puis en bon ethnologue, nous livre son constat. Maintenant
c’est à notre tour : Soumission n’est
pas une prophétie politique, c’est un programme poétique. Houellebecq n’a pas
encore écrit son grand roman d’amour.
Colin Pahlisch
Colin Pahlisch