Illustration: JR Seaton |
Cet article est au coeur d'une passionnante collaboration débutée l'an passé, fidèle à l'esprit de Think Tank: alors que le magazine Zweikommasieben n'en était presque qu'à ses balbutiements, ou plutôt à l'état de promesse, nous nous enthousiasmions en 2012 déjà sur ce qui allait devenir une publication essentielle sur les cultures électroniques. Le dernier numéro (9) sorti en grandes pompes, une co-publication avec Motto et un large relai médiatique l'attestant. Et l'on ne parle même pas des nombreuses soirées internationales d'excellente facture. Autant de raisons pour les inviter en tant que co-curateurs dans le cadre de nos soirées Entourage au Romandie de Lausanne, avec le non moins excellent artiste britannique Call Super. Voici donc la version française de cet interview fleuve effectuée peu avant avec notre l'invité de marque – sur le point de sortir Suzi Ecto, son premier album très très attendu.
Février 2014, Le Romandie, Lausanne. Think Tank invitait le magazine suisse allemand dont on parle tant, Zweikommasieben, pour la seconde édition d'Entourage. Alors que Peak et Marc D'Arrigo ont déjà démarré leur set et que le club des arches du Grand Pont se remplit gentiment, Joe Seaton, DJ et producteur basé à Berlin, est confortablement installé dans un canapé en backstage. La seconde partie de la soirée lui sera dédiée, il en fera un moment de pur extase musicale. Connu pour avoir sorti de brillants EP sous les noms d'artistes Call Super et plus récemment Ondo Fudd, Joe est un artiste bien connu de Remo Bitzi, rédacteur en chef de Zweikommasieben et co-programmateur d'Entourage II. Depuis qu'ils ont quitté l'aéroport de Genève quelques heures plus tôt dans la soirée, ces deux érudits semblent avoir entamé une discussion fervente sur la musique et leur parcours personnel qui n'en finit pas. Nous les attrapons au vol alors que le domaine de l'édition, des magazines et des publications est abordé. La discussion qui s'en suit est un échange sur un sujet trop souvent limité au manichéisme pro ou anti-numérique. Au cours de cette conversation, Joe Seaton se révèle comme on pouvait le lire à travers sa musique: expressif, nuancé mais toutefois modeste.
Remo Bitzi (zweikommasieben): Nous parlions justement de magazines ... Restons sur le sujet.
Julien Gremaud (Think Tank): Bien sûr. Étiez-vous en train de parler de magazines traditionnels ou online?
Joe Seaton (Call Super, Ondo Fudd): Les deux. Relativement au type de magazines que vous faites, je disais que nous vivions un âge d'or. Il y a une grande quantité de publications fantastiques, de très belle facture, au contenu réellement intéressant et d'excellente qualité. Ce qui se passe en ligne… Peut-être y-a-t-il plus de lecteurs potentiels, mais cela reste éphémère d'une certaine manière. Un écrit peut être là un jour et disparaitre le lendemain. Ça ne documente pas vraiment quelque chose. Les magazines physiques documentent eux un temps et un lieu, ce que ne peuvent pas faire les magazines online. Nous parlions précédemment de l'époque où je vivais à Glasglow et je me rappelle de ce gars qui quittait l'appartement d'en face, s'adressant à nous qui jouions de la techno: « Hé les gars, je jette des magazines, cela pourrait peut-être vous intéresser ». Il nous a donné cette caisse remplie, contenant tous les magazines sur la musique électronique qu'il avait. Des magazines d'alors. Je les traversais littéralement, les artistes sur les couvertures étaient des artistes comme Jeff Mills, Derrick May, Laurent Garnier... Il y avait beaucoup d'attitude dans les interviews, beaucoup de confrontation. Ces artistes déclaraient littéralement: « c'est incroyable, c'est de la merde ». Aujourd'hui, s'il y a beaucoup plus de contenu, aucun n'est véritablement relié à un moment donné. Plus personne n'est vraiment engagé. Vous buvez une tasse de thé et vous oubliez ce que vous venez de lire.
Raphaël Rodriguez (Think Tank): Je suis d'accord d'une manière générale, même s'il y a un tas de gens qui écrivent sur des choses qu'ils n'aiment pas, ceci même dans le journalisme online. Si vous êtes, en tant que lecteur, confrontés à ce genre d'article, cela peut conduire à une situation étrange. Vous finirez par lire un interview d'artiste que ni vous ni le journaliste n'aimez.
Joe Seaton: Mon propos concernait toutefois peu le journalisme. Il y a une différence d'économie entre la production de ce genre d'article et la quantité de contenu que les publications en ligne doivent créer pour se maintenir. Cela signifie que, pour la plupart, les journalistes ne sont plus payés au nombre de mots écrits. Ils doivent produire une certaine quantité de reviews ou de critiques pour payer leur loyer. Je ne voudrais toutefois pas blâmer les journalistes, ni même des artistes qui ne semblent pas être aussi opiniâtres qu'alors ou qui ne convergent pas dans leur opinions. J'ai énormément lu, mais ne le fais presque plus aujourd'hui. La vie est courte et si je commence à lire des choses en ligne, je n'aurai plus de temps pour lire autant de livres. Il y a bien entendu quelques excellents magazines que j'aime encore lire – comme par exemple le New Yorker ou LRB – mais, dans ma position de musicien, j'en vois beaucoup trop qui n'expriment pas clairement de point de vue. Quoi qu'il en soit, passons à autre chose! [Rires]
Julien Gremaud: On trouve sur Internet de nombreux soi-disant médias de "creative content" qui sont en fait juste ici pour générer une tonne de contenu tout en essayant de lier tout cela ensemble. Comment ces blogs ou webzines peuvent-ils publier douze articles par heure et dans le même temps être critiques? Il est difficile de se désengager de ce format court lorsque que l'on écrit davantage d'articles relatifs aux sorties de morceaux ou de pochettes d'albums que de véritables articles de fonds ou autres essais.
Joe Seaton: Tu connais les "content farms? Ils ont développé ces algorithmes qui permettent de générer du texte fait pour être clické juste pour améliorer le classement d'un site sur Google (ce que l'on apprend sur le web: le content farm se distingue d’un site éditorial par le fait que la politique éditoriale est directement déterminée à partir du potentiel de revenus liés aux sujets abordés et que la qualité des contenus est parfois discutable). Ces content farms sont vraiment fascinants, ce surtout pour les artistes. Tu connais ce compte Twitter qui s'appelle "Horse_ebooks"? C'était une sorte de spam Twitter qui postait des extraits provenant de eBooks qui n'avaient aucun sens. Ce compte a rencontré un succès massif en trois ans d'existence alors que personne ne pouvait vraiment savoir de quoi il s'agissait, ni même qui l'alimentait. D'aucuns croyaient qu'ils s'agissait d'un robot qui ne faisait qu'extraire du contenu de livres électroniques; il s'agissait en fait d'un Russe (Alexei Kuznetzsov ndr) qui publiait beaucoup et utilisait ce compte pour sa propre promotion. C'est un artiste américain, Jacob Bakkila, qui a découvert cette histoire et l'a révélé, décidant dans le même temps de l'utiliser en tant que travail artistique, se faisant passer de fait pour un robot. Tu as donc une machine qui prétend être humain et un humain prétendant être une machine, la boucle se bouclant simplement. Cet artiste se réveillait toutes les trois heures pour publier quelque chose qui le ferait passer pour un robot. Personne ne pouvait déterminer la nature de ce travail ni même si Horse_ebooks a réellement existé.
Julien Gremaud: Il serait intéressant de lire davantage de ces histoires sur les blogs, parce que si l'on regarde précisément ce paysage, l'on remarque que la majorité d'entre eux sont très conservateurs. Les blogs n'ont pas réellement une approche et une vision contemporaine dans leurs pratiques éditoriales.
Joe Seaton: Les gens n'utilisent pas ces supports à des fins créatives.
Julien Gremaud: Mais comptent davantage leur liens, nombre de publications et ce qui rentre dans leur poche via AdWords.
Joe Seaton: Je n'utilise moi non plus pas Twitter d'une façon créative par exemple. Je ne me préoccupe pas réellement d'y mettre du contenu. Mais je pourrais le faire. Tu peux changer le nom de ton compte Twitter à chaque instant, c'est quelque chose qui pourrait évoluer et se façonner de manière intéressante. Je pense donc que c'est… (Joe est soudainement distrait). Tu sais, ces… (pause) Désolé, j'écoutais à moitié la musique qu'ils sont en train de passer à côté (rires). Je voulais jouer ce morceau! Néanmoins, des structures comme Twitter sont des endroits parfaits pour y générer aisément des formes de narrations dadaïstes qui portent un regard sur certains aspects du web, aussi parce qu'elles sont sur Internet. Tu sais, Facebook ne permet pas ce genre d'approche et de pratiques. Encore que… Il y a ce gars qui a créé un projet appelé "Facebook Metronomics", ou quelque chose comme cela – ne cite pas le titre. Il avait inventé un algorithme qui permettait d'enlever tous les chiffres relatifs à un compte Facebook. Car les utilisateurs de Facebook dépendent forcément de cette quantité chiffrée d'amis, de likes ou de commentaires. Ce site ne propose véritablement que ce genre d'interactions en définitif. Cette personne s'est donc employée à enlever tous ces éléments d'interaction. Peut-être n'est-ce pas une oeuvre d'art. Bien entendu, certaines personnes essaient de créer des choses via Facebook, mais l'utilisation du site est relativement fermée et contraignante, ce n'est pas vraiment possible de la contourner d'une manière situationniste et subtile.
Julien Gremaud: Ne te perds-tu quand tu essaies de partager ta musique online? Et, dans le même temps, ne penses pas que ta musique finit irrémédiablement par faire de même dans la toile?
Joe Seaton: Oui, je pense qu'avoir une présence online est une monumentale perte de temps. Mais c'est aussi fun, du moment aussi que beaucoup de gens ont du temps à perdre. Pour répondre à ta deuxième question: je n'attends pas nécessaire que les gens réagissent à ce que je publie sur internet. Alors bien sûr que mes posts se perdent, ils sont online! Par conséquent, le moi narcissique désirerait donner plutôt des interviews à la presse physique qu'online, aussi pour le sentiment de se dire: « mince, on a réellement imprimé ce que j'ai dit!». C'est comme plutôt sortir un vinyle que juste le balancer sur Beatport. Egalement, les livres et magazines que je possède, j'y ai investi de l'argent. J'y retourne parfois six mois plus tard et les parcours de nouveau. Ils signifient quelque chose pour moi. D'autre part, quand je lis un article sur internet, je l'aurai oublié ou ne saurait plus ce que je cherchais à l'heure du déjeuner. Mais cela ne m'importe que peu.
Raphaël Rodriguez: Simplement parce qu'il n'y a pas cette valeur émotionnelle que tu ressens quand tu achètes quelque chose.
Joe Seaton: Tu investis de l'argent mais tu l'as pour un long moment.
Julien Gremaud: Pour rester dans cette dimension dichotomique du numérique–analogique, tu sors tes productions en vinyle Joe, n'est-ce pas?
Joe Seaton: Oui, mais je ne me préoccupe pas réellement de ces oppositions. Même si je ne suis pas un fétichiste, j'aime toutefois avoir une pochette avec une illustration. Et puis je passe moi-même des disques. C'est donc important pour moi.
Remo Bitzi: Tu déclarais précédemment avoir étudié dans un école d'art. Cela m'intéresse fortement, car je me suis toujours demandé quelle pouvait être l'influence de ce genre de formation artistique sur quelqu'un qui produit de la musique électronique.
Joe Seaton: Faire de la musique n'a pas forcément toujours à voir avec la musique. Cela peut parfois être plus proche en des termes de processus artistiques – la façon dont l'on sculpte, celle dont on superpose les couches. Mon travail est pratiquement toujours basé sur le processus. La relation que je peux avoir avec les machines et la façon que j'ai de modeler les choses est plus facilement compréhensible dans les termes que j'utilisais lorsque je peins ou imprime des pièces. Lorsque j'ai quitté cette école d'art, je me suis dit: « pourquoi étudier ici alors que c'est quelque chose que je ferais dans tous les cas de façon thérapeutique? » Le coût pour de telles études est aussi complètement irréel au Royaume-Uni. Et je désirais pouvoir mieux m'exprimer. Je voulais davantage savoir comment les choses marchent. Je ne sais pas, mais je ne me rappelle pas avoir produit quelque chose de décent en musique quand j'étais en école d'art. Ma période d'incubation s'est produite quand j'ai terminé mes études.
Remo Bitzi: Editer un magazine nous force à tenir un rythme régulier, ce qui n'est pas forcément le cas dans le champ de la musique ou des arts visuels, où l'on ne doit pas produire de pièces régulièrement. Ces artistes peuvent donc s'exprimer plus profondément. Comment le vois-tu?
Joe Seaton: Il y a tellement de choses à dire sur les façons d'arrêter de s'inquiéter sur ce que peuvent penser ou faire les gens autour de nous. J'ai rencontré tellement de personnes qui étaient paralysées par les dernières étapes d'un processus, par des réflexions ou des introspections personnelles, des personnes qui se faisaient des névroses sur la réception de leur travail. Alors que moi je désire juste proposer des choses auxquelles je crois. Bien entendu, j'essaie de le faire du mieux que je peux, sans pour autant tomber dans le "puis-je faire mieux?". Bien sûr que je peux mieux faire! Mais j'aurai aussi pu faire deux bonnes choses dans le même temps. Quand on regarde tous ces albums que l'on fétichise aujourd'hui, certains ont été faits en un seul jour! Certains étaient bons, d'autre tout simplement brillants. C'est humain.
Remo Bitzi: Il y a désormais tellement de productions électroniques. Pourquoi encore en ajouter?
Joe Seaton: Je n'y pense pas, tout simplement parce que j'ai décidé que c'était l'unique chose que j'avais envie de faire. C'est tout simplement ma vie. J'ai ma façon de m'exprimer et je crois en mes motivations. Je ne m'embarrasse pas de toutes ces pensées. Tu dois croire en ce que tu fais sinon tu ne fais qu'empiler de futures névroses.
Julien Gremaud: Dans quelle mesure considères-tu le DJing comme pratique artistique?
Joe Seaton: J'ai commencé à collectionner des disques très jeune; j'aime jouer des disques. Je ne désire pas jouer live. Il doit bien y avoir certaines façon de jouer mes morceaux sur scène, mais je ne suis pas intéressé par ce médium de performance et de représentation. Je n'aime pas cette idée de s'élever par rapport à un public. Il est préférable d'être capable d'utiliser ces possibilités de gagner de l'argent en s'engageant avec la musique d'autres artistes et en la présentant de la façon la plus satisfaisante.
Julien Gremaud: Cette position est-elle une façon de prendre tes propres productions moins sérieusement?
Joe Seaton: Je prends mes productions très au sérieux parce que je me lève tous les matins pour travailler dessus. J'espère juste que la façon dont je présente mes disques ne paraissent pas trop forcée. Il faut peut-être que je fasse un effort de présentation. Faire de la musique, c'est avant tout essayer de faire décoller un avion du sol. Une fois que tu as quitté le sol, tu es immédiatement éjecté d'une certaine façon et tu te vois survoler le sol. Cela devient quelque chose que tu ne peux plus contrôler. Le décollage doit être aussi fluide et sans effort que possible.
Raphaël Rodriguez: C'est toujours douloureux de voir un artiste trop essayer. Un artiste aura peut-être fait de nombreuses tentatives, mais cela, je ne veux pas le savoir…
Joe Seaton: Mais tu as toujours besoin d'un minimum de temps avant d'être apte à juger ces choses. On verra bien dans quelques années ce qui a marché ou non…
Remo Bitzi: Big question! Comment l'histoire retiendra-t-elle notre époque?
Joe Seaton: Cela nous ramène aux questions du début. C'est avant tout le travail du journaliste de dire: « ceci est une oeuvre d'art monumentale dont l'on se souviendra durant des années ». Je me souviens de ces magazines que je lisais alors que je jouais du piano et de la guitare, des magazines comme le Melody Maker ou le NME – avant de tomber dans la musique électronique. Les journalistes qui écrivaient pour ces titres avaient des idées tellement arrêtées. En tant que lecteur, c'était évidemment un grand plaisir de lire des choses comme: « il s'agit honnêtement de la pire chose que j'ai jamais entendu, c'est tellement nul!». Ils allaient même jusqu'à nommer le manager et lui demander ce qu'il en pensait. C'était incroyable! Cette véhémence est trop peu présente de nos jours.
Remo Bitzi: Personnellement, si je n'aime pas quelque chose, j'essaie de l'éviter.
Joe Seaton: Mais tu pourrais te dire: « je le déteste tellement que je vais en faire une critique!».
Raphaël Rodriguez: Il est plus facile de cracher sur ce que tu détestes.
Julien Gremaud: Il y a une façon de catégoriser les magazines: les publications de critiques ou ceux de news. Les premières font des comptes-rendus de travaux, peu importe qu'ils les aiment ou non, les autres vont juste parler des choses qu'ils aiment. Tu vas trouver des tas de magazines qui ne vont jamais détruire un album.
Remo Bitzi: Ouais, il y a trop de 4 sur 5 dans les notations.
Joe Seaton: Le système de notation est en lui-même problématique. Les avantages de cette méthode ne sont pas vraiment utilisés. Nous parlions précédemment du marché des publications – vous possédez beaucoup d'indépendance avec les magazines que vous faites. Vous n'êtes tenus par personne. Vous n'avez pas besoin de contenter de société de communication ni même de vous abstenir de vous énerver sur certains artistes. Vous pouvez dire tout ce que vous voulez…
Conversation initialement publiée en version bilingue allemand–anglais dans le numéro 9 de zweikommasieben Magazin. Traduction par Julien Gremaud
Ce dernier numéro s'achète chez Motto ou directement auprès de la rédaction du magazine
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