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06 août 2014

3 x 3 albums pour l'été

Photo: Bruno Aeberli



Qu'est-ce qui définit l'été? Un été sans beau temps est-il toujours un été? Ou est-ce seulement cet état de prélassement et de besoin de partir qui nous donne ce sentiment commun de vivre une saison? Think Tank vous propose 3 x 3 albums pour distiller musicalement les différentes facettes de l'été: chill, love, intime, sauvage, suant, doux,...

Pierre: TAARITT de Mamman Sani
Le chill estival comme échappée loin des responsabilités et du labeur, en tant que temps "arrêté" peut autant signifier relaxation que contemplation. Des mots qui font très hippies mais qui s’appliquent aussi parfaitement à TAARITT de Mamman Sani. Malgré des épithètes qui font prévoir le pire, ce dernier redonne toute la grandeur et la valeur à la contemplation musicale. Sorti sur le label Sahel Sounds, ce disque est une réédition inédite de titres enregistrés entre 1983 et 1985 par Mamman Sani. La superbe pochette, représentant une mosquée survolée par un vaisseau spatial, place d’emblée l’album dans le registre de l’afro-futurisme. Pour mémoire, ce style combinait éléments de science-fiction et une volonté de désoccidentaliser l'Afrique. Musicalement, cela signifiait affirmer la centralité de l'Afrique, notamment pour les afro-américains, tout en en refusant l'aspect strictement passéiste en produisant des sons expérimentaux résolument modernistes. On retrouve bien cette relecture de musique traditionnelle sur le mode de la science-fiction, à travers l’usage de boites à rythmes et de synthétiseurs polyphoniques pour une utopie de musique d'un sahara futur. Les nappes de synthétiseurs coulent des mélodies méditatives d'une fin du monde. La solitude ici se déploie dans l'immensité d'un paysage désertique. TAARITT, candidat au titre de l'album le plus chill de l'histoire, contemple en 8 chansons cet apaisement du monde, à peine secoué par quelques brises plus rythmées.




Raphaël: SISTO de Quiltland (ou le sugar rush de l'été)
L'été love toujours, avec un album qui va toucher aux limites du bon goût. Si le label Astro:Dynamics est coutumier des sorties à tendance vapour, le premier album de la suédoise Quiltland y ajoute une sensibilité nettement plus pop. Construit majoritairement autour des synthétiseurs et de la voix, il illustre à merveille le fragile équilibre que peut trouver aujourd'hui la musique entre incursions pop aux références cheesy assumées et format plus expérimental. Pour exemple, le long ''Fides (Part I)'' qui, sur plus de dix minutes parsemées de clins d'oeil FM, enchaîne une intro ouateuse et une déviation club, pour déboucher sur un final trance épique qui n'est pas sans évoquer les expérimentations de Lorenzo Senni. ''Upflit The Heart's Heavy Wings (Horizon Version)'' navigue, toujours sur le fil, entre harmonies chorales dégoulinantes et musique pour documentaire sur la faune sous-marine, alors que ''Zenith'', susurrant et cristallin, rappelle que la synth-pop n'est pas morte avec Italians Do It Better. Ca fait parfois un peu crisser des dents (quand c'est trop joli), mais l'équation Quiltland + plage + lever de soleil, ça me fait rêver, avec un petit arrière-goût de bal de promo.



Julien: LESE MAJESTY de Shabazz Palaces
Juin 2011: la tuerie BLACK UP nous retournait. L'incroyable tourbillon de Shabazz Palaces était au firmament d'un hip hop en pleine forme en ce début de nouvelle décennie, et forcément au centre des préoccupations esthétiques de Think Tank: « Les banderilles sont posées et peut alors commencer la danse corps à corps où les gestes se font plus lents et plus beaux. Au milieu de sons mortels, d’autres instruments, piano ou percussion, imposent leur finesse ». Toujours signé sur Sub Pop, LESE MAJESTY entame un nouveau chapitre, plus aérien, plus élégant, mais toujours aussi passionnant. Est-ce déjà l'album classique de Ishmael Butler et Tendai Maraire ? "Forerunner Foray" pourrait tout l'indiquer, en featuring avec Catherine Harris-White des excellents THEESatisfaction. Divisé en 7 "suites" pour 18 morceaux, ce second LP se refuse toutefois à un catalogage si simpliste, jouant avec l'associations de morceaux courts et plus conséquents ("Ishmael", #CAKE, "Motion Sickness", "New Black Wave"), brouillant encore une fois les pistes pour nous embarquer instantanément dans une véritable expérience sonore. Mention spéciale aux illustrations accompagnants ce LESE MAJESTY.





Pierre: FREE INDEED de Palmistry
Les deux faces de l’été sont la chaleur torride de la journée et les douceurs des soirées sur les terrasses à se prélasser. Pour ce deuxième aspect, l’EP de Palmistry, le fortement recommandé LIL GEM, fait figure d’expert. Mais pour allier le sucré des nuits de romance et le salé de la transpiration diurne, le mieux reste sa mixtape, FREE INDEED, sorti en janvier pour le magazine DIS. Elle réunit les meilleurs titres de Palmistry : Catch, Lil Gem, Vapore, In My Hearts. Du R’N’B’ doux au possible, s’alliant parfaitement aux titres de Triad God, sur lesquels Palmistry a parfois collaboré. Mais pour rehausser le tout de moments plus fou-fou, Palmistry sélectionne des titres jamaicains et autre entre dancehall et ballade, tous autant inconnus que géniaux: Ms Thing et Psycho Tanbad, Alkaline,  à côté du déjà mythique "Cumbia Tornado" de E+E. Si le R'N'B' de Palmistry, avec sa voix sussurée et ses textes "lettres d'amour", culmine dans la douceur intime, il s'agit d'une intimité partagée, secouée de moments d'excitation torride. Palmistry fait très fort depuis début 2014 et cette mixtape en est peut-être le meilleur exemple: de très bons titres personnels retravaillés, une sélection surprenante et de qualité, le tout assemblé et affiné dans une cohésion d'une pure harmonie.





Raphaël: ITERATIONS de Fis
Le label Tri Angle a bénéficié d'un buzz massif avec ses premières sorties et, même si les choses se sont un peu calmées depuis, continue d'être porté par des artistes comme Forest Swords ou Holy Other. Les sorties récentes et à venir, pourtant, sont parmi les plus intéressantes et durables: SD Laika, un album à venir de Vessel ou encore Fis témoignent d'un curating toujours à la hauteur et entièrement affranchi des relents witch-house des débuts. Fis, néo-zélandais affilié à la Drum & Bass délivre avec ITERATIONS un EP rêche et abyssal. Dense et abstrait, il invite à l'immersion totale, par ses structures tordues et fuyantes, libres de contraintes formelles. Le morceau d'ouverture, ''Iterations'', plage ultra tripée aux relents ambient dessine les contours des éléments qui définissent l'EP: synthés vaseux et lancinants, rythmiques tribales flottantes à l'humanité presque troublante et travail sur les textures et effets. Des éléments sublimés dans les deux morceaux de la face B, ''Fever Sweats'' et ''Her Third Eye (Drum Rain)'', les plus intenses d' ITERATIONS. Un disque toujours magnifiquement balancé entre démarche référentielle aux genres 90's et une approche presque spirituelle.




Julien: GIST IS de Adult Jazz
Quel drôle d'hybridation sous ce patronyme codé. Prenez tout ce que l'on adore détester du côté indie (Alt-J, Dirty Projectors et pire, Vampire Weekend), associez-le aux très respectables tUnE-yArDs et Deerhoof et laisser pénétrer des séductions sonores proches des premiers LP de James Blake et de Wild Beasts. Trio de Leeds, Adult Jazz devrait rapidement rafler la mise avec ce GIST IS, premier album conçu – nous dit-on – durant les quatres dernières années d'activité du groupe. Des morceaux ambitieux, n'attendez pas de titres courts, portés par une rythmique impeccable et la voix d'un nouveau mégalomane, Harry Burgess. Des approches musicales diverses, des trouvailles mélodiques et des références multiples (Van Morrison, Arthur Russell ou encore Joanna Newsom, officiellement revendiquées) qui font oublier cette première impression d'avoir encore affaire à d'énièmes jeunes hommes arty. L'album de l'été qui prend du temps.





Pierre: Gabber et Grime signés Danse Noire
L’été, c’est aussi la saison des rave. On y croise souvent deux styles en G en noir et blanc : le toujours très influent Grime par qui le hip hop est parvenu à mettre le pied dans la porte des soirées électro ; et le Gabber, en plein retour de forme. Revenu sur le devant de la scène d’abord par ses aspects esthétiques, à la faveur d’une fascination pour le white trash, le gabber se joue à nouveau, Koudlam ayant sauté sur l’occasion. Le label Danse Noire a touché à ces deux style en deux temps : un EP d’El Mahdy Jr et un single de Aisha Devi. Le label continue dans son futurisme tribal, l'incarnation présente d'une époque qui ne se sait pas encore mort. El Mahdy Jr. fait se marier grime londonien et musique arabe, pendant qu'Aisha Devi distille l'essence de transe guerrière du gabber. Chez les deux, on retrouve la même radicalité dans la démarche et la capacité à travailler ces genres musicaux en leur laissant à la fois toute leur force et leur candeur, sans jamais être dans la citation, dans le second degré ou la récupération dilettante. En phase avec ce qui fait actuellement de plus excitants et novateurs dans la musique sans pour autant se soucier des modes, ces deux albums contiennent à coup sûr parmi les titres phares de cet été.





Raphaël: SINGULAR STATE de Ketev
J'aime pas trop les disques joyeux et, plus encore que Fis, SINGULAR STATE est un album de l'été tout sauf estival. Mais depuis quand faut-il sortir de la musique sombre seulement quand il fait froid? Ketev, sound artist et compositeur basé à Berlin, ne fait pas de la musique pour afterworks lounge. SINGULAR STATE, la cassette qui sort cette semaine, ne va pas non plus plaire à tes potes. ''Remains as Burning Coal'' (note le titre sympa), le morceau d'ouverture, prend la forme d'un tunnel de drones et rythmiques harassantes, écrasant de pression ( et bien nauséeux si tu colles tes écouteurs contre tes oreilles). L'EP atteint son climax sur ''Pigment, Knife and a Pedestal'', porté par des percussions tribales hypnotisantes de répétition qui se fondent en une deuxième période sans beats, tout aussi industrielle. 0% chill, 100% tôles rouillées et états seconds.





Julien: CELLAR DOOR de The Underachievers
Premier album très très attendu pour le duo de Brooklyn AK et Issa Gold, signé sur le label de Flying Lotus, Brainfeeder. Après deux mixtapes en 2013 (INDIGOISM et LORDS OF FLATBUSH), les New-Yorkais imposent leur Hip Hop flippé de grande envergure, phrasé leste, production sobre, références psychédéliques, positions critiques ou détachées. Il en va de la diction et de l'(in)compréhension des rappeurs; The Cellar Door, « parce que l'expression est parmi les plus belles phonétiquement en langue anglaise ». Peu importe sa signification. Il en va de l'hypocrisie de la religion, des systèmes de pensées uniformes et d'éblouissement sous toutes ses formes. Forcément, il y a des stupéfiants, mais pas seulement. On relèvera surtout une incroyable générosité au coeur de cette formation prête à prendre le flambeau du Hip Hop en 2014. Un été plein de promesses.