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18 juillet 2014

Pop lucide : synthés nationalistes

Illustration: Chi-Long Trieu

Inauguration d’une nouvelle rubrique sur Think Tank. Pop Lucide s’intéresse à la pop, sous toutes ses coutures: mainstream, tubes et produits de masse. Avec pour point de départ, la volonté de s’opposer à une vision d’une pop neutralisée, normalisée, agrégat de simples marchandises musicales standardisées et sans aspérités. Pour nous, la pop se construit et s’offre aussi comme un endroit de lutte, de réappropriation, de positionnement, de pouvoir. A travers des articles théoriques ou des anecdotes croustillantes, seront observés ces moments où la pop devient porteuse de messages sur la société, d’injonctions ou de promotions plus ou moins voilées, que ce soit pour renforcer le discours hégémonique ou au contraire pour faire passer des idées subversives, dans une logique qui peut évidemment constituer un processus de récupération mais pas uniquement. On commence en douceur avec du soleil, des synthés 80’s, le tout à la gloire du nationalisme portugais. 

Evoquer les années 80, c’est directement convoquer un certain nombre de clichés, de styles musicaux qui, après redistribution des cartes suite au punk, imposent le synthé un peu partout à travers le monde. Les années 80 au Portugal, c’est plus particulièrement l’après-révolution des Œillets qui mis fin à la dictature salazariste en 1974. Après deux premières années de changement, le parti socialiste suit une politique d’austérité dès 1976. La droite arrivera au pouvoir en 1979 pour faire adopter une nouvelle constitution abandonnant toute référence au socialisme. Les années 80 se présentent comme des années de crise profonde, entre attentats , mesures d’économie drastique et instabilité politique. Cette atmosphère de désillusion révolutionnaire, couplée avec l’inquiétude que suscite l’entrée dans l’Europe en 1985, va faire ressurgir au premier plan les idées nationalistes, prenant souvent la forme d’une nostalgie vis-à-vis de la période de la dictature. 




Pour la pop, cela signifie que ces idées touchent un public cible assez large pour rafler la mise. Et dès 1982, un premier tube de pop nationaliste conquiert les charts portugaises : "Amor" de Herois do Mar. Le nom du groupe donne tout de suite le ton en reprenant la première strophe de l’hymne national portugais. Le punk étant proche, les synthés restent tendus. Les années 80 ne dégoulinent pas encore totalement de fluo, et on reste plus proche des nouveaux romantiques ou de la Neue Deutsche Welle : l’excentricité de cette pop ne relève pas de l’exubérance mais de sons électroniques encore mal maitrisés qui paraissent presque lo-fi aujourd’hui. De premier abord, ce tube paraît des plus candides : des beaux gosses chantent des titres qui parlent d’amourettes. Mais un autre élément de la panoplie 80’s détonne. Les mecs de Herois d Mar que ce soit dans ce clip ou sur leurs fourres d’album utilisent l’image militaire de manière récurrente. Ce qui n’est finalement pas si surprenant pour l’époque. Mais la singularité tient à l’uniforme porté par Herois do Mar, celui appartenant aux forces coloniales portugaises. Or la décolonisation fut justement une des mesures fortes de la politique du gouvernement révolutionnaire. Le port de l’uniforme vient donc flatter un nationalisme nostalgique de sa période impérialiste où il dominait des populations. Le clip vient renforcer cet aspect. Malgré l’"Amor" dont il est question, aucune présence féminine n’apparaît. Herois do Mar chantent en adoptant des postures patriotiques, la main sur le cœur, avec pour toile de fond des lieux symboliques de la "grandeur nationale" du Portugal, et le clip se termine par un plan présentant le drapeau portugais flottant sur la plage. 




Quelques années plus tard, on retrouve un second tube nationaliste : "Conquistador" de Da Vinci. Cette fois, on est en 1989. Le son 80’s est à son apogée kitsch avec un titre concourant au concours de l’eurovision, des mèches qui sautillent en permanence et des synthés-guitares aux sonorités factices. De nouveau, le clip sert de guide touristique en visitant des monuments portugais mais ici ce sont avant tout les propos qui positionne cette chanson. A nouveau, est évoquée la période coloniale du Portugal, de manière précise en citant les peuples colonisés : Timor, Brésil, Angola, Macau, Mozambique, Goa, Praia et Bissau. Et la façon d’en parler est pour le moins positive : il s’agit de répandre des "océans d’amour", d’apporter culture et lumière aux autres peuples. Derrière ses aspects de tubes naïfs et ultra kitsch, la pop se fait donc porteuse d’un discours pro-coloniale, impérialiste et pensant l’occident comme supérieur au reste du monde. On croirait presque entendre "Le temps des colonies" de Michel Sardou. En moins horrible quand même. 


Ainsi la pop, en tant qu’industrie à marchandises-tubes, part à la recherche d’un public-cible assez large. L’atmosphère qui règne alors dans un Portugal malmené et en perte de repère fait d’un nationalisme rêvant de sa "grandeur passée", symbolisée par l’empire coloniale, un terreau propice à des tubes niant les problèmes contemporains. La pop reflète à la fois cette atmosphère et choisit cet angle nostalgico-réactionnaire pour trouver son public. Une telle stratégie de mélange de pop et de nationalisme a en retour pour effet de banaliser le second, en l’idéalisant et en donnant une image mythifiée, capable de s’imposer et de diffuser ainsi une nouvelle image du nationalisme. 

Ce texte a pour point de départ la présentation sur ce thème de Marcos de Sousa Cardao lors du colloque Keep It Simple Make It Fast à Porto le 10 juillet.