MUSIQUE      CINEMA      ARTS VISUELS      LIVRES      POP LUCIDE      POST DIGITAL

25 juin 2014

Ou pas: les (en)jeux de la représentation chez Jean-Philippe Toussaint

Illustration: Julien Gremaud


Nouvelle incursion littérature avant la trêve estivale: un retour ? un départ, plutôt : celui des vacances qui s’avancent. Profiter ? Oui. Et trêve de devinettes, on est pas là pour larmoyer, pour s’excuser, pour sangloter sur un retard. Plutôt pour évoquer, aux portes ensoleillées des extases estivales, ce qui pourrait servir d’amorce à une compréhension du présent. Et ça tombe bien, puisque les romans de Jean-Philippe Toussaint l’honorent, cette tâche. 
Tout se baigne

À lire, sa tétralogie, ça se dévore à la plage, au lit, entre deux palmiers. Au fil triste et languissant d’un soir venteux en Provence comme face aux rugissants, pour les adeptes de sports marins. Quatre volumes, et quatre voies (pour une seule voix, ce qui est le bémol, on y reviendra) : Faire l’amour ; Fuir ; La Vérité sur Marie ; Nue. À lire d’une traite, ça s’y prête. L’intérêt de la suite, c’est d’abord qu’elle nous balance en condensé, en kit, d’un coup comme une baffe, les principaux éléments qui constituent le postmodernisme en littérature. L’éclatement du moi. L’irrésolution des quêtes. L’angoisse métaphysique devant ce monde en délitement. L’amour, comme idéal passe-partout, sauf-conduit moisissant, attrape-cœur de minette. Et tout ça sur le fond flottant et mou des piscines, des plages et autre environnements marins qui façonnent (pour ne pas dire baignent, faut pas pousser la métaphore) la narration. L’expérience de lecture elle-même s’en imprègne, de ce flottement. S’y laisse glisser, couler, vaquer. Comme on entre dans un bain à température amniotique. Dans son deuxième opus pourtant, Fuir, l’écrivain se défend de cette platitude, prétextant que ce qui l’attire, le pousse, le fait courir, c’est l’énergie romanesque. Décryptage. 


Vierge en larme, Asie barbante. 

La tétralogie de Toussaint raconte une rupture qui n’en finit pas. Celle d’un narrateur un peu niais, visiblement paumé, et d’une sainte. Elle a pour nom Marie Madeleine Marguerite de Montalte. Une série de M frappés, martelés, qui guidera la quête du narrateur. Au fil des voyages dans les hôtels de luxe asiatiques et des baignades en intérieur, ils se retrouveront, se sépareront, inlassablement. Elle lui donnera des coups avec son vagin, le griffera pour lui avoir volé un orgasme. Et pleurera. Tantôt dans ses bras, tantôt dans l’eau. Pleurera. Entre-deux, quoi, alors ? Des intrigues maigres à tendance policières. Il se balade avec une fiole d’acide sulfurique. Il participe à un échange de came raté dans une banlieue glauque de Shanghai. Peut-être que c’est ça, le premier point à relever : l’ennui. Fondement de la condition du citadin lambda depuis Baudelaire. On s’ennuie beaucoup, chez Toussaint, et tout est dissout. Les rebondissements s’aplanissent. Les aspérités s’écrasent. L’auteur prend soin, dès qu’une scène pourrait déboucher sur l’extase, dès que l’ailleurs pourrait sourdre, à couper ses élans. Le motif de l’interruption en deviendrait significatif à lui seul. Qu’une belle attachée de presse chinoise, essoufflée par l’acte d’amour à venir dans les toilettes d’un train filant nuitamment à travers les plaines, en vienne à ôter son soutien-gorge... et voilà son patron qui frappe à la porte, l’effrayant, la faisant renoncer. Qu’une bagarre symbolique ait lieu en plein terrain de bowling entre le narrateur et un traducteur à tendances mafieuses, et voilà que tous doivent sortir en trombe pour recommencer quelque chose ailleurs... Moins la fuite, c’est le court-circuit qui s’impose comme le vecteur premier d’une structure. N’en restent plus alors que les débris, et tout s’étale à nouveau sur le grand bain dans lequel gaugent à même niveau les pièces maîtresses du roman d’action ou d’aventure : héros et mauvais, amorce et dénouement, routine et exotisme. Car oui, la tétralogie présente une prédisposition pour l’Asie, haut lieu de fantasmes parfumés, d’alcôves velourées et de piquants mystères depuis le XIXe siècle. Cette luxuriante terre de promesses aussi, l’auteur prend un plaisir malin à nous la renvoyer dans la face. Shanghai, pour finir, Tokyo aussi, et Canton pourquoi pas, ne sont pas si dissemblables de Paris ou de n’importe quelle métropole. L’usage du temps, peut-être, la météo, mais bon. Rien d’exceptionnel. En somme, on se trouve plongé dans l’univers lassant d’un couple qui ne s’aime pas assez pour ce qu’ils se font souffrir, et de milieux qui, s’imbriquant les uns dans les autres, rappellent une suite de salle d’attentes. Energie ? 


Miroir, mon miroir... 

C’est cette imbrication qui fournit, justement et peut-être, le moteur de l’écriture toussaintienne. De romans identiques en trames lisses, des larmes de Marie aux errances du narrateur, de stations d’eau en hôtels friqués, de thalasso en solarium, ce sont les récurrences thématiques, les germes dispersés au tome un et surgissant pour fleurir au détour du tome trois, qui entretiennent l’idée d’une structure romanesques cohérente. Fuir, c’est ainsi glisser sans but, comme la moto sur laquelle le narrateur hagard file le long de l’autoroute chinois pour quelques kilos de cocaïne, mais c’est aussi retrouver Marie sans cesse, la perdre à chaque fois, comme l’Albertine de Proust. La revoir, figure chamarrée aux tenues changeantes (elle est elle-même créatrice de mode), scène après scène, et la laisser s’évanouir encore. Ce vaste jeu d’imbrications, porté par un style tantôt précieux, précis, orné, tantôt d’une éloquence lourde, drainant les subordonnées jusqu’à l’enlisement, donne au récit de Toussait sa densité. Et dès lors, le zigzague, le revirement répété et pourtant fluide de l’œil qui nourrit l’intérêt de la lecture. En aménageant un réseau de miroirs complexe, la tétralogie de Toussaint procure une image forte de cette déliquescence par laquelle l’époque contemporaine semble saisie. Aucune image n’est primordiale, toute représentation se vaut et pourtant Toussaint pose une primauté, suggère l’existence d’une entité potentiellement ordonnatrice : la subjectivité du lecteur. Lecteur du récit, comme lecteur du monde contemporain. 

Laissés-pour-compte ? 

On peut déplorer que ces romans ne s’adressent pas à tout le monde. Qu’ils ne touchent, ou ne prennent pour sujet, qu’une partie minime de la population mondiale : les aisés, les amateurs d’art, ceux qui ont le temps de s’interroger sur les désordres de l’amour bourgeois, entre un défilé un cocktails. Ou ceux qui rêvent de l’avoir. Toussaint ne revendique rien, nulle grande cause et nul engagement. Son travail est pelliculaire. Il décrit plus qu’il n’explique. Reproduit plus qu’il ne critique. En cela, c’est un bon auteur de plage. Il en faut bien, et c’est un style ! Son enjeu est esthétique avant d’être social.

Colin Pahlisch