Photo: Fred Gabioud |
Après le magnifique Morse, Tomas Alfredson remet ça avec un film d'espionnage aussi respectueux du genre qu'incroyablement inventif. Un film tout simplement au-dessus du lot.
On avait beau s'être au début réjouit du fait que le cinéma hollywoodien avait pris un sacré tournant esthétique, tout cela, notamment avec Shame, a fini par virer au vernis lisse où un cool des plus froids était censé combler l'absence de scénario, de tension et de montage. La Taupe ou Tinker Tailor Soldier Spy en version originale, vient, d'un coup de maître, faire exploser ce déséquilibre entre scénario et esthétique pour livrer un film splendide et à l'histoire passionnante. Par contre, c'est sûr que l'intrigue est compliquée. La Taupe s'inscrit totalement dans le film de genre et s'éloigne en tout point du film d'espionnage à la sauce américaine spectaculaire. Pas de coup d'éclat mais du raisonnement, de l'épluchage de dossier. Ici, un ancien agent des services secrets britanniques doit démasquer la taupe parmi les quatre hommes les plus haut placés des services. Pour démêler le mystère, il faut passer par de nombreux personnages, différents lieux, des pseudo étranges. Le tout se fait dans un contexte politique précis: la guerre froide avec son opposition entre puissances soviétique et américaine, faite de violence le plus souvent contenue. Le talent du réalisateur est ici d'évacuer tout contenu idéologique militant. Monde communiste et capitaliste ne valent pas mieux l'un que l'autre, il n'y a plus que des professionnels qui classent, qui fouinent, qui cherchent tous les moyens pour battre l'adversaire, non en raison de valeurs mais comme une routine qui a perdu toute signification. Si finalement, il fallait choisir son camp non pas en suivant la loyauté mais en tentant de trouver des avantages, c'est alors le communisme qui gagne, non pour ses valeurs mais pour son fanatisme. C'est sa faiblesse mais aussi sa grandeur: le fait que les gens qui lui sont dévoués croient encore à la valeur de ce système. Ce récit désenchanté de l'espionnage est de plus renforcé par le fait que l'intrigue se situe en Angleterre, pays où les choses sérieuses ne se passent pas. La cour des grands, ce sont les Etats-Unis et l'Union Soviétique. L'Angleterre n'est que l'allié qui se donne de la peine, mais ne récolte que des critiques de son allié et n'est attaqué que pour mieux atteindre ce dernier.
Se dresse alors un décor pour le moins triste, les individus se débattant pour une cause qui n'a plus de valeur, dans un jeu dont le résultat n'a que peu d'incidence. On se retrouve finalement face au visage bureaucratique de l'espionnage, fait de vieux dossiers qui passent de bureau en bureau, de vie sentimentale blafarde et de fête sordide. On pourrait penser qu'une telle trame ne pourrait ne procurer que de l'ennui mais ce n'est pas le cas. Tomas Alfredson parvient à faire transparaitre la tension et la force, que ce soit grâce une intrigue haletante, grâce à un cast irréprochable, et surtout grâce à une réalisation magistrale faite de flashbacks impromptus et de plans tous aussi parfaits. Et au milieu de cette trame de fond, constituée par des enquêtes qui ne conduisent que d'un bureau à un autre, existent trois scènes stupéfiantes de réussite. Les deux premières rentrent dans le registre plus aventurier du film d'espionnage. On suit un agent lors d'une mission à Budapest puis un second à Istanbul. Portés par une photographie magnifique, ces deux escapades mélangent beautés des villes et maestria de la mise en scène, jouant tout en finesse sur la notion de regard. Lorsque le drame s'intensifie, c'est tout le monde qui se scrute et s'observe. Enfin, le film se termine avec un vertige proche de celui ressenti avec Morse. Dans ce dernier, l'histoire racontant la rencontre entre un garçon et une jeune fille vampire se révèle soudain être en fait le récit du temps qui passe infiniment à travers le passage d'un amoureux à un autre. De même, La Taupe se termine par une révélation: au fond de ces intrigues, derrière le sordide des bureaux et des tweeds, se cache toute la splendeur de la vie, exprimée à travers l'amour que se portent les individus, l'amitié d'inséparables jusqu'à la mort, la valeur que l'on met dans ceux qui nous cotoyent dans cette vie, à la fois sordide et splendide. Le tout porté en apothéose avec la reprise de "La Mer" par Julio Iglesias.