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23 janvier 2012

Shame, alors heureux ?

Sculpture / photo: Adrien Chevalley

Shame a divisé l'équipe de Think Tank, entre heureux et moins heureux. On vous expose les avis contradictoires sur ce film de baise, pardon, de honte.
Pierre: Esthétisant au possible, Shame prétend faire le portrait d’un homme moderne obsédé par une sexualité misérable. Au delà de la surface lisse, le film déverse un propos tout sauf neutre, la sexualité n’étant présente qu’en miroir d’un discours conservateur et homophobe. Pourtant,  ce film possède de très nombreux atouts, à commencer par des acteurs impressionnants, en premier lieu Michael Fassbender et Carey Mulligan. D’un point de vue formel, Shame confirme ce qui fut une des grandes tendances à Hollywood en 2011, la prépondérance de la dimension esthétique sur le scénario. Ceci n’a rien d’étonnant quand on sait que le réalisateur, Steve Mcqueen, est d’abord connu comme artiste contemporain. 


Cette visée esthétique ne pose en soi pas problème, néanmoins ce qui en pose, c’est de penser que cette dernière induit un traitement neutre d’un sujet, comme si de belles images n’étaient porteuses d’aucun discours. Avant de se pencher sur le propos du film, c’est déjà l’esthétique qui est loin d’être irréprochable. Steve Mcqueen commence très fort avec un plan fixe, serré de l’acteur principal, le regard perdu dans un lit où les draps se découpent comme une sculpture, tel le christ voilé de Giuseppe Sanmartino. L’affiche reprend à raison cette image, car cela restera le moment le plus fort du film au niveau formel. Le reste est une longue et pesante chute vers les pires clichés du cinéma, le film se finissant presque sur l’horrible moment du héro qui pleure sous la pluie. S’il est certain que certaines scènes sont réussies, comme celle du regard échangé dans le métro, que la qualité de certains plans séquence est éblouissante, ces quelques bons coups ne parviennent pas à sauver le tout, qui confine à l’ennui. On est très loin de la tension de Drive. Ici, la lumière est censée mettre à nu la froideur de l’environnement, mais elle oublie d’en laisser transparaitre la violence.


Pour en venir au propos du film, la trame peut être rapidement résumée ainsi : un yuppie de New York, bien rangé, avec son appartement design et son boulot de friqué, se révèle en fait être obsédé par le sexe. Au point qu’il enchaine les coups d’un soir, les prostituées, passant des heures à regarder des sites pornographiques et à se masturber frénétiquement. Ce scénario fait bien sûr tout de suite penser à American Psycho de Bret Easton Ellis. Mais cette comparaison ne donne pas une vision avantageuse de Shame. Ce film, c'est finalement un American Psycho sans violence physique et surtout sans exploration véritable de cette folie. Bret Easton Ellis montrait un meurtrier sadique jouissant de son vice. Dans Shame,  ce vice est d’emblée perçu sous un angle moraliste, sous l’angle de la "honte" donc. Jamais le personnage principal ne prendra du plaisir et c’est en retour toute la sexualité qui est montrée comme misérable et triste.


Certes, montrer la misère sexuelle d’un monde qui a réduit l’orgasme sexuel à quelques minutes passées seul devant son ordinateur est une ligne directrice louable. Malheureusement, le film n’est même pas capable de la tenir. Le personnage, obsédé sans jouissance, passe du don juan expert en drague à l’inexpérimenté jeunot ne sachant comment gouter le vin au restaurant. Ces changements d’attitude révèlent une autre dimension conservatrice du film. Le personnage se fait impuissant lorsqu’il se retrouve face à des femmes croyant en l’amour véritable (explicitement synonyme de mariage), et baiseur puissant avec ce qui est étiqueté comme vulgaire : les prostituées, les femmes faciles, etc.. Cette condamnation d’une forme de sexualité différente de la norme bourgeoise s’expose de la façon la plus claire possible lorsque le personnage principal fait une crise vers la fin du film. Tout est mis en place pour faire comprendre que le personnage est en train de repousser son vice le plus loin possible pour toucher le fond : c’est alors qu’il va se rendre dans une boite homosexuelle pour baiser avec un inconnu. On croit rêver face à tant d’homophobie, les backrooms devenant le lieu du sexe le plus vicieux et le plus vulgaire. Shame donne une vision de l’addiction au sexe, sous une forme sans jouissance, sans véritable tension, où l’obsédé est enfermé en enfer et ne pourra jamais connaître le "paradis" de l’amour hétéro couronné par le mariage.



Maxime:  Shame fait partie de ces films qui divisent pour deux raisons : son thème est un peu embarrassant et Steve McQueen (le réalisateur) prend le pari de jouer sur une mise en scène esthétisante et distante de ses personnages qui peut vite sembler prétentieuse. De plus, on peut trouver l’utilisation de la musique classique un peu facile et la scène de l’éclatement en sanglot sous la pluie un peu ridicule. Mais en sortant de la projection, j’étais conquis par le film parce que Michael Fassbender était énorme (sans parler de son pénis) et touchant dans le rôle de cet accro du cul dérangé dans sa tête. Au-delà de cette prestation royale, trois scènes m’ont particulièrement marqué. Il y a tout d'abord ces deux plans-séquences. Celui du footing dans une rue de New York où Brandon fuit son appartement transformé en garçonnière pour sa sœur. Alors que dans tout autre film le plan s'arrêterait au bout de 15 secondes, ici, c’est au bas mot trois minutes que nous passons avec Brandon, le suivant dans son évacuation de phéromones esseulé dans Manhattan : la nuit, le piano et les pas de courses dans New York résonnent et, avec lui, nous laissons échapper une frustration intérieure.


Le second plan-séquence, c’est cette rencontre avec la jeune fille de son bureau au restaurant. En temps normal, cette scène aurait été filmée en champ / contre-champ avec les deux protagonistes du souper. En laissant la caméra à mi-distance de la table, c’est tout l’embarras et le jeu de drague que nous pouvons vivre en temps réel avec Brandon. Ces jeux de regard gênés, l’intervention énervante du serveur et les discussions banales se trouvent magnifier ici par le très lent zoom quasi invisible utilisé pour la séquence. Le raccord nous emmène dans une chambre surplombant New York et s’ensuit une scène d’amour entre les deux personnages dans le même esprit que la précédente: on reste avec eux jusqu’à ce que Brandon craque à son propre jeu. Enfin, la troisième et dernière scène qui me fait dire que ce film est une réussite, c’est lorsque Brandon rentre chez lui et qu’il entend que sa sœur et son patron forniquent. Embarrassé et puni dans son antre, il tourne en rond, hésite et se cache recroquevillé derrière un radiateur qui prend alors toute la largeur de l’écran. Le cadre trentenaire dynamique et sexuel est refoulé et veut disparaître : le radiateur, appareil commun de réchauffement, devient l’élément principal du cadre. Brandon n’est plus rien et c’est cette capacité à montrer une bête devenir un minable par sa maladie psychique que réussit dignement et sans paroles à montrer Steve McQueen dans cette séquence. Sur ces trois scènes, j’ai vu un grand film. Aucune honte à avoir.