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21 janvier 2012

La culture sous l'étable: Contre-culture à l'Elysée

Photo: Andri Pol (vue l'exposition)

Ainsi donc se tient la nouvelle exposition collective au musée de la photographie de Lausanne, l'Elysée. (Contre)Culture/CH joue avec son appellation pour mieux se faire percuter entre eux 23 noms helvétiques, entre les historiques Arnold Odermatt, Luc Chessex, les conceptuels (Jules Spinatsch), les nouveaux qui ont la cote (Yann Gross) ou les juste marrants (Andri Pol). Un peu de tout, et c'est là le problème.

Partant du postulat aussi légitime que compréhensible du "il n’existe plus de contre-culture contemporaine", le Musée de l'Elysée a ainsi tranché pour une "accumulation" et à la "confrontation des regards". Si "ruptures, fragilité, décalages ou seconds degrés" il y a, comme revendiqué dans le texte de présentation, cette mise en contexte renseigne et interroge sur plusieurs points: depuis les années 80, il est difficile de parler de véritable identité de contre-culturelle, « la mode, le consumérisme et l’économie libérale » recyclant à tout va les éléments signalétiques de l'anti-mainstream. Ce "terrain de la mondialisation" comme l'affirme le Musée n'est ainsi plus celui de la conquête de la liberté et d'une indépendance. Puisque au sein de Think Tank nous nous employons à croiser les disciplines dans un monde toujours plus dense et stratifié, cette exposition est révélatrice du déphasage grandissant entre les générations et de la difficulté de définir proprement qui est in et qui est out, pour parler simplement. En octobre dernier, nous déclarions: « on ne choquera personne en déclarant qu'il n'y a jamais eu autant d'artistes, terme hybrides comprenant les vrais et les autres, toute la masse de producteurs culturels ». Un nombre grandissant d'acteurs dans des sous-catégories démultipliées: de la difficulté de parler de mort de la contre-culture…


Un art jeune, aux références dépassant les influences auxquelles on souhaite par trop souvent lui attacher - notamment le vrai et le faux documentaire (les New Topographics, Fischli&Weiss, etc.), ironique oui, mais vraiment trop ignoré pour répondre au postulat de l'Elysée. Pourquoi? Parce qu'aujourd’hui, ce style documentaire par exemple, s’il veut viser un renouvellement dans une photographie pluraliste, semble s’interdire la représentation classique des ”années glorieuses”. Ainsi, le Britannique Jamie Tiller joue sur la surnaturalité, tout comme le duo suisse Körner Union glisse des fonds rouges gigantesques derrière un arbre et expose la photographie en grand format et la rend autant abstraite (voire absurde) que proche des découpages de John Baldessari ou des sculptures de Elad Lassry ou de Walead Bashty, dans ce que Vilém Flusser appelait la photographie expérimentale: « créer un espace pour les intentions humaines dans un monde dominé par les Appareils ». Un art jeune présenté fin 2011 au Kunsthaus de Zurich, avec des gens comme Stefan Burger, Linda Suter, Haris Epaminonda etc. Un art jeune, qui peut être s'en fout éperdument de ces questions de contre-culture, dans cette époque désormais appelée post-Post moderne.



L'Elysée, de fait, marche sur des oeufs: Yann Gross  accueille les visiteurs avec une sélection de sa série "Horizonville", sorte de Valais hormonal empiffré du Texas, série au retentissement certain, aussi surprenante pour le grand public que familière pour tout sociologue. Au taquet, le Veveysan aura autant parcouru ce canton-pays dans tout son large qu'offert tout de même quelques grandes images, comme "Val et la Saucisse" ou le "Lion des Montagnes". On recommandera toutefois plutôt le livre de la série paru chez JRP Ringier plutôt que de se contenter avec cette accrochage succinct et pas hyper réussi. Surtout qu'en face se trouve les photos mal dégrossies du désormais ex-méconnu Karlheinz Weinberger et sa série "Rebel Youth" offrant d'ailleurs sa meilleur photo à l'affiche de l'expo. Intéressante pour la forme, parce qu'on connait le fond de l'histoire, la ARF de Zurich (Groupe d'Action Rote Fabrik), Lôzane Bouge, le splendide ouvrage "Hot Love" de Tania Prill et Alberto Vieceli (plus beau livre suisse 2006), l'accrochage s'adresse à ceux qui ignoraient que le rock&roll s'était immiscé dans les années 60-70 en Suisse, et même avant, mais aussi qu'il y avait une Suisse de la dèche ou rejetant ses valeurs. D'une certaine manière, l'Elysée se tire naïvement une balle dans le pied avec ce travail, annulant de fait son hypothèse d'une non-existence contre-culturelle; ou alors considère-t-elle Weinberger comme très généraliste… La pièce du fond offre un espace plus intime à Emmanuelle Antille et c'est largement réussit: "Private Property" propose un accrochage en nébuleux, aux structures et reproductions diverses, croisant coupures de presse (magnifique atlas quotidien), paysages vides et portraits persos. A vous de créer le sens de cet accrochage autrement plus exigeant que l'ensemble de l'exposition lausannoise. A voir rien que pour cette grande dame de la région, aussi à l'aise avec le corps qu'avec le rock, son art vidéo preuve à l'appui. 


Dommage qu'il n'y ait pas plus d'Antille: si, bien sûr, les voitures accidentées d'Arnold Odermatt sont cultissimes mais ô combien connues, les bunkers de Leo Fabrizio des valeurs sûres et assimilées, ou les "historiques" Fred Boissonas, Adolphe Braun ou Francis Frith toujours bon à voir, on regrettera un certain manque d'audace et une interrogation sur certains choix: ainsi, pourquoi y ajouter aux bunkers de Fabrizio les photographies d'un Christian Schwager, largements surestimées? Pourquoi offrir quasiment l'étage entier aux pas du tout drôles Plonk & Replonk et Jean-Luc Cramatte, d'une formalité fatiguante, alors que Andri Pol retrouve sa série accrochée misérablement entre deux pans de murs, des photos dans le vide se suivant horizontalement sur un petit format, et que, pour finir, Stefan Burger n'expose qu'une installation dans un coin de l'étage? Avec sa série sur les rituels vernaculaires helvétiques et ses acteurs, entre le ravers de la ferme, les tuners et le chat chantant, Andri Pol présentait sûrement le travail le plus en phase avec cette notion protéiforme de contre-culture helvétique, préférant l'auto-dérision, voir le LOL, avec des images sorties de nulle part, sans véritable ancrage aux valeurs nationales si ce n'est ce no-style et les chalets sur entrée de parking souterrain (le must). Ce photographe suisse-allemand mériterait une attention plus que polie mais l'on se dit que, finalement, le décors des combles de l'Elysée lui vont très bien. En face, plutôt que Cramatte, la place au grand Olaf Breuning aurait été toute désignée, voire même à Mathieu Lavanchy, ou d'autres nouveaux photographes maniant le faux-reportage avec une précision démente et une esthétique aussi moderne que référentielle à l'histoire de la photographie (encore une fois, voir plus loin que les sempiternelles influences des années 70).


« La scène helvétique actuelle est riche et dynamique, et également capable de rayonner au plan international » nous rappelle le chef du Musée, Sam Stourdzé. Seulement, encore une fois, comment peut-on légitimer ses dires en présentant pour plus de la moitié de l'historique ou classique au détriment de cette nouvelle vague plus à même de parler que les "anciens"? De plus, en plaçant les "nouveaux" dans des espaces bien trop petits pour les laisser respirer et dégager leur véritable valeur. Nous ne désirons pas une lutte entre les générations, ni chasser les références, seulement peut-on regretter un manque évident de pertinence dans la scénographie et l'organisation même des artistes présentés. On nous rétorqueras peut-être que cette exposition s'adressera au grand public. Certes, mais a-t-on le droit, de fait, de lui présenter des travaux sans fond véritable, aussi légers que du Plonk & Replonk ou anecdotiques que Cramatte, à moins de vivre sur la planète Mars? Bonne initiative malgré tout du Musée, avec donc quelques lourdeurs mais aussi de belles présences (Antille, Pol, Fabrizio), pas toujours en phase avec la thématique de départ, ou quasiment hors-sujet, voire la décrédibilisant. Après, quant à savoir si tout cela a pu répondre au fameux "il n’y a plus de contre-culture contemporaine"…

[CONTRE]CULTURE / CH, du 04.12.2011 au 29.01.201, Musée de l'Elysée, Lausanne
Photos à suivre