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25 mai 2017

youtube, la pop et nous

Illustration: où êtes-vous tous
Dans le cadre d'une soirée, le collectif Où êtes-vous tous a édité un fanzine regroupant des textes revenants sur les différents impacts de youtube sur notre rapport à la musique. Qu'est-ce que le fait d'utiliser youtube change lorsque nous écoutons aussi bien le dernier tube qu'un morceau obscure tiré d'une BO introuvable? youtube représente un média omniprésent aussi bien quand on sait plus quoi écouter que quand on veut absolument un morceau en particulier. Et pourtant, cet usage n'est que rarement questionné. C'est pourquoi Think Tank est heureux de reproduire ici les textes de ce fanzine qui ouvrent plusieurs pistes de réflexion.


Trou-Noir-Vortex-Algorithmique : à l’aube de la musique 33.0 

Toute personne ayant eu ses premières poussées d’acné devant le MTV pré-2005 peut se vanter d’avoir développé, en plus d’une culture musicale discutable, une qualité  exceptionnelle : la patience. C’est grâce à celle-ci que le MTeenV (nommons-le ainsi) trouvait la force de supporter quotidiennement des petits menus musicaux sortis tout droit des fourneaux de Satan, tels que le combo perdant « Avril Lavigne – Evanescence – The Rasmus » ou les oeuvres symphoniques en meule majeure de Kelly Osbourne et autres t.A.T.u. La carotte au bout du bâton était bien évidemment l’apparition tant attendue, mais toujours imprévisible, de LA chanson qui, à elle-seule, venait annihiler à grands coups d’endorphines, toutes les souffrances encourues durant ce véritable chemin de croix audiovisuel.

L’arrivée de YouTube en 2005 marquera définitivement la fin de la soumission à l’ordre providentiel MTVien. Adieu impotence, bonjour choix quasi illimité : le règne de la toute-puissance du spectateur était proclamé. Mais si YouTube changea irrévocablement notre rapport à l’accès à la musique, il en naquit également une forme de découverte musicale révolutionnaire, directe et personnalisée, sous la forme de la lecture automatique ainsi que des suggestions, générés par des algorithmes (of the night), basés en partie sur nos goûts. Vous vous dites peut-être : « Cela n’a vraiment rien de révolutionnaire, c’est juste une tactique commerciale de plus. » Ne soyez pas si pessimiste. Permettez une digression pour mettre en perspective l’arrivée de cette nouvelle technologie en la comparant à une autre invention qui, elle, a indiscutablement révolutionné notre rapport à la musique, ainsi que son histoire.

En 1903, 100 ans avant les premières plateformes streaming, le premier disque 12’’ est lancé sur le marché ; l’enregistrement de la musique sur ces fameuses galettes est devenue une réalité commerciale. Bien que la capacité à enregistrer des sons remonte aux années 1860, il aura fallu attendre une quarantaine d’années pour une popularisation de la musique enregistrée et un aller-sans-retour pour une façon nouvelle d’écouter et de consommer la musique. Mais il faudra encore patienter une quarantaine d’années pour que l’enregistrement sonore devienne véritablement un médium artistique à part entière. En effet, dans les années 40, émerge la ‘musique concrète’, qui invente le sample et crée des boucles d’enregistrements sonores en détournant l’utilisation du vinyle – quelques trois décennies avant l’émergence du rap et du scratch. Dans les années 50, naît la musique proprement électronique : confectionnée dans un studio, à partir d’outils uniquement électroniques et qui est reproduite en concert avec des haut-parleurs. Encore une fois : les compositeurs avant-gardistes ont à peu près trois décennies d’avance sur la techno et la house. Mais ce qui paraît encore plus fou, c’est de se dire que ce qui a permis la création de ces produits de studios que sont les beats de rap et la musique électro, ce sont les expériences scientifiques d’Edison, Bell et compagnie presque 100 ans auparavant… Du coup on peut se demander : est-ce que cette nouvelle technologie qu’est la musique streaming permettra les musiques du futur ?

Imaginez : on part des expérimentations technologiques pour créer Internet dans les années 70 – 100 ans après l’invention du phonographe. La commercialisation de la musique en streaming, quant à elle, se fait au début du siècle – 100 ans après les disques. De nos jours, tout le monde écoute de la musique ou regarde des vidéos en streaming et cela change considérablement nos habitudes : on peut dire aujourd’hui « vive les karaokés home-made ! » comme il y a 100 ans on aurait pu dire « vive les symphonies à la maison». Après la partition pour la musique classique, l’enregistrement pour le rock, le rap et l’électro, le streaming deviendra-t-il la matière première pour une nouvelle façon de concevoir la musique ? Verrons-nous, de notre vivant, la création d’une nouvelle technologie révolutionnaire telle qu’un générateur de musique fonctionnant via des algorithmes ultra-puissants, qui filtrerait nos réseaux sociaux/e-mail/recherches Google, répondrait à des mots clés ou encore utiliserait nos données physiologiques tel que notre pouls via une iWatch turfuistique ou la dilatation de nos pupilles à travers de Googleglasses 2.5? Le tout pour générer et créer, en morcelant et collant des extraits musicaux disponibles sur les plateformes telles que YouTube, une musique personnalisée en fonction de nos goûts et de nos humeurs immédiates?

C’est en tous cas une perspective qui permet des rêveries entre le fantasme et le cauchemar. Imaginez l’immense potentiel whatthefuckesque d’une œuvre musicale qui prendrait en compte cette aspect si propre à YouTube : celui du-trou-noir-vortex-algorithmique type « je regardais un clip d’Alain Souchon, je ne comprends vraiment pas comment je me suis retrouvé à écouter L’Internationale en version chant polyphonique mongole ».

Artistes du futur – à vous de jouer !

Ana Rita Reis et Constant Bonard


internet killed the video star

Et si on était la première génération globale ? Les affiches publicitaires qui tapissent les murs de nos villes nous martèlent que nous sommes la génération Easyjet. Une génération qui évolue dans un monde où les frontières n’existent plus. Une génération qui se définit à la fois par le fait de pouvoir voyager aux quatre coins du globe aussi souvent que l’on change de chaussettes, mais aussi par le fait qu’elle a pris comme habitude de côtoyer des gens de cultures différentes. Les récents différents sursauts de xénophobie me font encore douter de cela. En revanche, ce qui est sûr, c’est que nous sommes la première génération avec une culture mondiale métissée ; la génération internet. Ainsi, aujourd'hui, on trouvera pêle-mêle sur le téléphone d’un nigérien, d’un suisse ou d’un japonais mélomane du Grime anglais, de la House sud-africaine ou du Dancehall des caraïbes. Ce phénomène se retrouve aussi dans la musique des plus grandes pops-star mondiales. Dans ce contexte, pas étonnant de retrouver sur le dernier projet de Drake, More Life, tous ces genres musicaux réunis. Drake, plus grande star de la pop actuelle, affiche une réussite insolente en classant les 22 morceaux de sa playlist dans le Top 100 des meilleures ventes de titres du Billboard. Cette réussite construite en convoquant différent styles musicaux ne s’est pas faite uniquement en utilisant des gimmicks clichés propres à chaque style, mais bien en s'imprégnant de la culture musicale de chacun. Ainsi, à défaut de prendre un accent anglais prononcé, Drake invite la crème du label culte de grime londonien Boy Better Know à venir poser sur son projet.

Les Buggles avaient raison de chanter en 1979 : video killed the radio star. En effet, MTV s’installa comme un des premiers médias à diffuser la pop culture américaine de manière globale. Un vrai rouleau compresseur musical diffusé aux quatre coins de la planète. Au-delà de ses frontières, MTV diffusa certains artistes et genres qui s’imposèrent comme la pop culture de la génération des années 1970 et 1980. En reprenant les Buggles, nous pouvons aujourd’hui crier internet killed the video star. Malheureusement pour la chaîne, elle a perdu de sa superbe au début des années 2000. Heureusement pour les jeunes du monde entier nés durant les années 1990, ce déclin se fit en parallèle de l’arrivée d’internet dans les foyers. Internet permit de changer la donne de l’hégémonie culturelle de MTV. Le média n’était plus le même, on passait d’un format d’émetteur-récepteur à un média novateur qui permit le pear-to-pear entre les utilisateurs.

Si avant la démocratisation d’internet, MTV transmettait ce que l’on appelle communément la culture de masse, la contre-culture, elle, se diffusait dans des milieux spécifiques ; les magasins de disques, salles de concert, skatepark, blockparty, campus, etc. étaient les endroits idéals pour se tenir informés des scènes musicales locales. Toutefois, excepté pour une minorité d’initiés, la plus grande partie de ces scènes locales peinait à quitter leurs frontières. Grâce à l’arrivée des forums, puis des logiciels de pear-to-pear, la donne changea. Des niches culturelles auparavant isolées avaient désormais la possibilité de communiquer entre elles. Les fans de Miami-Bass brésilien pouvaient diffuser leurs Bailefunk, à leurs cousins du nord et inversement. L’arrivée de MySpace, YouTube, Soundcloud et compagnie permit une diffusion encore plus rapide de la musique. Grâce à l’arrivée de ces technologies de l’information et de la communication, la façon de découvrir la musique changea du tout au tout. Si aujourd'hui je découvre un artiste qui me plait, dans les minutes qui suivent j’ai la possibilité d’écouter sa discographie et de m’intéresser à ses associés. La musique n’est plus diffusée par un seul canal, des centaines de milliers de canaux sont ouverts et ils sont gratuits. Avec un tel flux d’information, seuls les plus « flemmards » ne prennent pas l’effort de s’ouvrir aux autres. Pour les autres, la possibilité d’avoir accès à la culture musicale de l’autre permet une ouverture sur le monde sans quitter son écran. 

Valentin Augsburger


non sans flemme, j’essaye de faire deux-trois recherche sur les questions autour de youtube. sauf qu’à chaque fois que je commence à taper youtube dans ma barre de navigation, mon auriculaire droit se contracte automatiquement pour m’envoyer sur la page d’accueil du site qui me propose immédiatement de « regarder » de nouveau les quelques dernières tracks que j’ai écoutées en boucle ces derniers jours, faute d’avoir directement trouvé une version potable à télécharger. au milieu, plastic bertrand, figé en plein déhanché, réminiscence probable d’un apéro de milieu de semaine.

quatre heures plus tard, perdue dans cette archéologie collective, mes yeux secs me rappellent qu’il ne me reste plus que cinq heures de sommeil.
l’algorithme a encore gagné; j’ai découvert quelques perles musicales pour ensuite me mettre à cliquer compulsivement sur les recommandations logarithmiques du site, donnant vie à une bousculade d’onglets se mettant tous à jouer de la musique en même temps. le lendemain je me réveille, mon ordinateur ouvert sur mon lit, avec plus qu’une seule chanson en tête. 

quant a moi peu dormi, vide, brime
j’ai du dormir dans la gouttière
j'ai eu un flash *
ouh-ouh-ouh-ouh,

en quatre couleurs.

Delphine Mouly


youtube : la dérive infinie et le cycle infernal

Ecouter de la musique via youtube répond pour moi à deux temporalités : l’instant et la dérive. Dans le premier cas, que ce soit pour passer son dernier tube, un titre méconnu ou une vidéo de dix heures d’un hamster qui grignote un pop-corn, il s’agit à chaque fois de faire partager à soi-même ou aux autres le titre qu’on a envie d’écouter maintenant. Cette possibilité représente évidemment une liberté, l’accès se faisant sans avoir besoin de posséder une chanson, d’avoir acheté l’album ou de l’avoir mis sur sa playlist du moment. Je crois qu’il y a certains titres que je n’ai écoutés que via youtube. Quand je vivais en Allemagne où une grande partie de youtube était bloqué, je me suis rendu compte à quel point youtube représentait mon accès privilégié lorsqu’il s’agissait d’écoutes liées aux coups de cœur du moment ou ludiques. Ne pas avoir youtube représentait une frustration et l’obligation de passer par différentes recherches pour enfin écouter le truc que je voulais écouter dans la magie de l’instant. Car c’est bien cette immédiateté qui fait de youtube une approche aussi festive et jouissive : pouvoir répondre aux impératifs des émotions passagères, à l’ambiance qui monte ou redescend.

Mon autre usage de youtube répond à des aspects contraires. Quand je travaille et que je ne sais plus quoi sélectionner dans ma bibliothèque musicale, youtube devient un moyen de laisser la musique dériver sans prendre conscience du temps qui passe. A partir d’un titre choisi par la proposition de la barre de recherche, une série potentiellement infinie se déroule. Et c’est l’autre grande qualité de youtube que de rendre fluide cette dérive d’un titre à un autre, construisant des enchainements en rapprochant certains titres d’autres. Même si cette dérive ressemble plus à un sillon qu’à un ruisseau sauvage, étant creusée par les big data de consommations personnelle et collective, l’auditeur a l’impression de gambader, découvrant des morceaux au hasard des rencontres. Un titre sur youtube ouvre ainsi une porte sur ses voisins proches et aimer une chanson peut permettre d’apprécier toute une scène, méconnue encore la veille.

Hourra donc, la révolution digitale nous aurait offert ce qu’elle nous promettait : instantanéité et fluidité. S’il serait hypocrite de ne pas affirmer qu’on profite des aspects délicieux du capitalisme contemporain, il est tout aussi important d’en critiquer les aspects nuisibles. On pourrait en mentionner plusieurs par rapport à youtube (fonctionnement économique, impact écologique, mode de rétribution), je continuerai à me concentrer ici sur les conditions d’écoute. Or ces dernières se sont péjorées ces dernières années. L’instantanéité de l’écoute s’est dégradée par l’imposition massive de la publicité. Bien-sûr, tout reste gratuit mais n’est-ce pas une façon de payer de sa personne que de devoir écouter un extrait du dernier La Fouine alors qu’on voulait écouter un truc super (bon d’accord c’était Tchoin). Le plaisir se trouve enrayé et la magie de l’instant est perdue. De même, la dérive sans but prend de plus en plus l’allure d’un cycle infernal du retour au même. Je me rappelle ainsi qu’il y a quelques années, quel que soit la chanson que lançais, c’était systématiquement un titre de Calvin Harris ou Taylor Swift qui résonnait à mes oreilles après deux ou trois morceaux. L’enchainement des titres ne répond pas qu’aux pratiques des usagers mais aussi et surtout à la mise en avant de produits commerciaux.

youtube, à l’instar d’autres aspects du capitalisme contemporain, représente ainsi pour notre rapport à la culture à la foi une opportunité hallucinante quand on la compare aux générations précédentes et une entrave qui nous tire constamment pour que nous faisions au moins semblant de consommer.

Pierre Raboud