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31 mai 2017

JOE MATT L’HOMME AUX MILLE ET UN DEFAUTS

 
Illustration: Xénia Laffely
J'aurais aimé débuter ce texte avec de fracassantes nouvelles sur le travail ou la personne de Joe Matt. Une manière de détourner l'attention du fait que le sujet de cet article est bel et bien daté. Mais après un temps respectable passé sur la toile, rien de concret... À part mon envie d'écrire sur cet auteur. Ça suffit non ?

La seule chose que Matt ait produite depuis 2006 c'est une contribution à l’ouvrage Drawn & Quarterly 25 (datant de mars 2015) de la maison d’édition canadienne éponyme. Un livre relatant 25 ans de bandes dessinées contemporaines qui présente des planches inédites de plus de 20 auteurs. À l'époque où j'ai commencé à écrire cet article (mars 2016...hum), j'ai eu la bonté d'ignorer mon désir de me le procurer immédiatement pour une utilisation toute personnelle et j'ai sagement rempli une suggestion d'achat à la BCUR (Bibliothèque Cantonale Universitaire de la Riponne à Lausanne) faisant ainsi honneur à mon esprit collectif. Un an plus tard, je me trouve à New York et je tombe sur l'ouvrage en question lors de l'une de mes pérégrinations littéraires. Je reviendrais sur le contenu des planches (cf. PS-1) mais revenons d'abord en arrière pour les petits chanceux qui peuvent encore découvrir pour la première fois les bandes dessinées de Joe Matt.
Né en 1963 à Philadelphie, l'américain a ensuite vécu au Canada où il rencontre et se lie d’amitié avec Chester Brown et Seth, deux autres auteurs de BD autobiographiques dont je recommande d'ailleurs le travail (cf. PS2). En 1987, Matt débute un journal intime Peep Show et il publiera ainsi, entre 1992 et 2006, 14 numéros périodiques d'une vingtaine de pages chez Dawn & Quarterly. En Europe, ce système n'existant pas ou peu, ce sont différentes maisons d'édition qui publieront des ouvrages rassemblant chronologiquement ces périodiques.

Le travail de Joe Matt est donc autobiographique, et égocentriques dans tout ce que cela peut avoir de fascinant et de pathétique.
Dans Peep Show, il livre sans complexe et sans censure sa misérable vie quotidienne (c'est lui qui le dit... bien que je sois tentée de confirmer). Une plongée dans sa sphère intime où les règles acceptables de la proxémie sont clairement négligées. Il a depuis longtemps (toujours) abandonné l'idée d'une quelconque censure, ou en tout cas c'est ce qu'il nous fait croire, ainsi que le désir de se montrer sous son meilleur jour. Bien au contraire, il choisit consciemment et joyeusement de montrer toutes ses facettes les plus déprimantes. À partir de là, il est difficile, voir impossible, de résister à son univers si tant est que l'on soit un minimum curieux de la vie des autres. Car malgré les quelques 25 ans qui nous séparent des premiers ouvrages de Joe Matt, les questions qu'il soulève sur l'utilisation de la sphère privée sont plus que jamais d'actualité. Il est d'ailleurs amusant de faire le parallèle avec le cinquième épisode de la série Netflix Easy (produite par Joe Swanberg, scénariste américain ayant participé à la fameuse série de Judd Apatow, Love) mettant en scène (justement) un auteur de BD autobiographique intimiste qui se retrouve un peu dépassé par les événements lorsqu'une jeune artiste avec qui il a passé un nuit expose une photo de ses fesses en arrière plan d'un selfie à la perche.

Au détour de ses planches, on en apprend beaucoup sur Joe Matt. Il est radin, très radin et n’hésite jamais à abuser de ses amis pour manger à l’œil et se faire de l’argent. Allant même jusqu'à rechercher des bandes dessinées vintage pour les leur revendre ensuite, moyennant une marge généreuse (pour lui).
Il est asocial. Il vit en colocation pour des raisons évidentes liées au paragraphe précédent, et met un point d’honneur à rester enfermé le plus souvent possible, évitant au maximum tous les contacts humains – sauf ceux de la jeune et jolie asiatique qui habitera pour un temps chez lui – mettant en place une série de stratégie d'isolation comme, par exemple, le fait d'uriner dans un bocal qu'il garde élégamment dans sa chambre pour éviter de devoir se rendre à la salle de bain.
Il est flemmard, les dates ponctuant chaque planche de ses bd fonctionnent comme la preuve de la lenteur de son travail (Il se passe parfois plusieurs mois entre chaque page). Par ailleurs, il déteste travailler et ne le fait qu'en cas d'ultime nécessité, ce qui arrive peu vu qu'il ne dépense presque pas d'argent.
Il est obsédé par les femmes, et en particulier les asiatiques. Ce qui n'est pas le cas de Trish, dit Trish-La-Courageuse. Car oui, Joe Matt finit par trouver un amoureuse. Avec qui il se disputera beaucoup et qui finira par le quitter pour un autre. Mais d'ici à cette éclair de clairvoyance de la part de Trish, on assiste à leurs débuts naïfs puis à la dégradation de leur relation. Ce qui caractérise le ton de l'auteur c'est avant tout une honnêteté poussée à l'extrême mais constamment remise en question par les interventions des autres personnages. Revenant lui-même régulièrement sur ses propres planches, il joue de sa propre tendance à transformer la réalité pour, soi-disant, insuffler un minimum de relief dans son plat quotidien.
Il aime jouer les victimes même dans les situations les plus inélégantes. Comme par exemple lorsqu'il se lie d'amitié avec un fan dans le seul but de draguer sa copine et qu'il crie à l'injustice après que ce dernier l'ait découvert en lisant l'une de ces planches!
On apprend aussi, en vrac, que Matt a été traumatisé par la religion, qu'il a travaillé dans une usine de balais, qu'il voue une admiration totale à la célèbre bd d'Art Spiegelman Maus et qu'il a d'intéressante technique pour déféquer sans bruits. Que du bon.

Mais au delà de ces anecdotes, qui je l'espère vous aurons déjà convaincues, le travail de Joe Matt est aussi intéressant formellement. On plonge dans un monde en noir et blanc, très dense où les mises en abimes nous entraine dans des véritables tourbillons graphiques et narratifs à nous donner le tournis. On a le sentiment d'être sur un carrousel qui tourne trop vite et nous fait perdre pied, c'est d'ailleurs la métaphore qu'utilisent à plusieurs reprises Chester et Seth, ses deux amis, pour symboliser leurs discussions avec Matt. Ces premiers ouvrages (Peep Show et Striptease) ont une densité de contenu que l'on ne retrouve pas totalement dans les deux derniers (Les Kids, Spent) mais qui participe, contre toute attente, à une forme d'attachement sans cesse renouvelé envers la personne de Matt à mesure que l'on le découvre plus profondément.

Le petit dernier, c'est donc Epuisé. Spent en anglais. Une autobiographie bien particulière à la trame narrative presque inexistante. Joe Matt ne raconte rien. Enfin si, mais le sujet semble un peu maigre pour remplir un livre entier. Dans Spent, Joe Matt se masturbe.
Beaucoup.
Beaucoup = jusqu’à 20 fois en 6 heures. Mais la masturbation chez Joe Matt, c’est tout un art. Pas question pour lui de consommer du porno sordide dégoté sur internet. Joe Matt ne regarde que ses propres pornos. En effet, du temps où cela existait encore, Matt louait des films pornos dans les magasins. Puis, armé de son lecteur VHS de la préhistoire, il sélectionnait et réenregistrait méticuleusement les meilleurs moments de ces films, effaçant toute trace masculine et ne conservant qu'une ambiance exclusivement féminine, joyeuse et saine. Joe Matt a aujourd'hui encore plus de 2000 heures de films pornographiques monté par ses soins et qui représentent son bagage le plus précieux.
Car c'est là toute la subtilité du personnage de Joe Matt, il parvient à provoquer chez nous un sentiment sincère de dégoût associé une forme d'attachement, voir même d'admiration d'être aussi authentique et cohérent. Il me faut pourtant préciser que cette deuxième vague de sentiments à son égards proviennent plus des interviews que l'on peut lire de lui que de ses planches. À l'heure où je termine (enfin) cet article, j'ai été accepté comme « amie » par le Joe Matt digital, via facebook et instagram mais je ne livrerais pas ici les quelques détails de sa vie intime auquels j'ai pu avoir accès car il me semble plus adéquat d'attendre qu'il les mette lui-même en scène via une prochaine BD.

PS1 : Que raconte donc ces fameuses planches que Matt a publié dans le D&Q25 ? J'avoue n'avoir pas tout lu en détail mais je peux vous livrer ici en avant première les high-lights. Joe Matt parle d'un rendez-vous avec HBO afin de discuter de l'éventualité d'adapter ses livres en série. Une perspective semi réjouissante car la curiosité de découvrir l'univers de Joe Matt en mouvement est accompagnée d'une peur compréhensible que cela se fasse mal. Simplement.

PS2 : Le plaisir d’entrer dans l’univers pathétique de Joe Matt s’accompagne de la découverte de deux autres auteurs, amis de Joe Matt et présents en tant que tels dans ses planches ; Seth et Chester Brown. Piliers de la raison manquante de Matt, on a bien entendu la curiosité d’aller voir de leur côté. Ils mériteraient tous deux un article à part entière bien que Chester Brown ait réussi à être plus reconnu outre atlantique que son ami et collègue. Playboy, Je ne t’ai jamais aimé et 23 prostituées sont toutes de belles publications dont la rigueur accompagne merveilleusement le ton intime et sincère.

Xénia Laffely