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22 décembre 2015

L’équilibrisme des lettres : Gilles Furtwängler

Illustration: Maulde Cuérel

Imprimer des images. Des images mentales. Qui plus est dans le cerveaux des gens. Avec le travail de Gilles Furtwängler, la sacro-sainte puissance de l’image s’effiloche au profit du poids des mots. En équilibriste, cet artiste suisse basé entre Lausanne et Johannesburg agence, re(dé)compose des écritures qui alternent entre le poème et le rébus. A l’heure de la transparence, Furtwängler glisse, taille, colle, scande et fait flotter ses mots avec spontanéité et ambiguïté. A l’occasion de sa e-performance dans le cadre du symposium Post Digital Cultures que nous couvrions pour la troisième année de suite (sous l'égide de Natural Fair), il nous fait part de l’origine de son travail et de quelques ficelles derrière une conception toute particulière.

«Quand je me lève le matin et que je quitte la maison, c'est pour communiquer»
Julien Gremaud: Tu détaches des phrases, des mots, des choses qui se communiquent. Faisons de même dans cette interview, après avoir eu la chance de parcourir un large corpus de tes textes, visionné et écouté des performances, et de façon plus actuelle, visité et photographié quelques une de tes expositions. Sans source ni date, ni contexte; partant de ce lieu commun, parle-nous de tes origines, de tes influences, de tes débuts dans l’écriture et dans cette façon de ”chiper” des faits de vie si tu veux bien. Quel est ton processus de travail, s’il en existe-un?
Gilles Furtwängler: J'ai 33 ans, je suis né à Lausanne et je partage actuellement ma vie entre Lausanne et Johannesburg en Afrique du Sud. Mon processus de travail se compose de plusieurs parties. Ma base de travail est ce que j'entends dans la rue, dans les conversations que j'ai avec des gens, à la télévision, au cinéma, ce que je lis dans les médias, ce que j'écris dans mes journaux. Je réécris des phrases que j'entends ou que je lis pour ensuite les lire en public, les peindre ou encore les mettre en page. Cette phrase, «Quand je me lève le matin et que je quitte la maison, c'est pour communiquer», je l’ai volée à un représentant d'une grande marque de fenêtre. Cet homme était extrêmement loquace et convainquant sur les produits qu’il essayait de vendre. Nous l’écoutions sagement avec une de mes grands-mère quand il s’est arrêté et nous a lancé ces mots, comme pour nous expliquer la raison de son flux de paroles ininterrompu.
Essayer de tout dire, attraper les auditeurs en leur parlant d'amour, d'abstraction et de paysage, les retenir avec des concepts, de la sexualité, de la morale, de la politique, les laisser partir avec des pulsions, de l'autodestruction, des privilèges, du quotidien. On communique tous pour un but précis, même quand notre mode communication est abstrait, on essaie de dire quelque chose.
Mon travail est basé sur la communication: tout est mis en forme pour une communication objective et abstraite, ironique et morale, définitivement poétique. Cela commence par une adresse directe au spectateur, suivi par des interpellations, des questions, des injonctions, des vérités, de la morale, des contres-vérité, de l'ironie, de l'hypocrisie, du cynisme, de l'absurdité et des contradictions et peut se terminer par une invitation, une semonce, des pirouettes, des longs silences, des chants ou des cris.


«Prête-moi ton Bic»
As-tu toujours écrit? Quel est ton rapport au texte et aux autres formes de récits? Quand on pense à Bic, on imagine également le support de lecture, aujourd’hui questionné par la perte de la matérialité.
J'ai commencé à écrire autour de 14-15 ans. J’ai décidé un jour d'écrire une phrase par jour dans mon agenda au lycée. J'écrivais une phrase qui résumait ma journée, un phrase qu'un de mes profs disait durant la journée, une phrase que je lisais dans les journaux, ou que j'entendais à la maison, bref c'étais déjà un mélange d'écrits personnels et de phrases chipées. Après le gymnase, j'ai continué d'écrire mes phrases du jours. C'est durant mes études à l'ECAL que l'écriture est entrée dans ce qui était alors les germes de ma pratique. Je dessinais des phrases que je récupérais dans les junk-journaux, le Matin Bleu (un journal gratuit depuis disparu) et le 20 Minutes. En collaboration et en auto-édition avec Garance Finger (cinéaste), nous avons sorti un premier recueil de poèmes courts en 2007, un autre personnel ayant suivi en 2009. Les poèmes sont devenus plus longs. L'artiste Luc Andrié m'a par la suite invité à publier pendant 3 ans un de mes poèmes dans chaque numéro du magazine Novembre dont il était l'un des rédacteurs. Peu après, j'ai commencé à lire mes textes en public.
Je ne sais pas exactement quel est mon rapport au texte, à part qu'il est quotidien. J'écris presque tous les jours, je lis énormément de romans, de journaux d'actualités, un peu moins de poésie, de biographies et de textes théoriques. Quand je pense à Bic, je pense au fait que peu importe où l'on va sur terre, on trouvera toujours un Bic, du Coca-Cola ou des Marlboro.


«L’INTERPRETATION C’EST LE BIEN»
C’est en majuscule, n’est-ce pas? Après avoir tenté une approche d’interview un peu trop radicale, approche qui consistait à ne t’interroger que par mes appropriations de d’extraits de ton travail, tu m’as avoué ne pas parvenir à «partir des phrases sans parler d’elles, sans raconter d’où elles viennent ou de le commenter» et que cette partie ne n’intéressait pas». De fait, n’est-ce pas plutôt l'ambiguïté, le bien? Ou l’absurdité? Et l’interprétation le pivot dans la lecture de ton travail?
On peut dire ça comme ça ou encore comme cela : l’interprétation c'est la rage.


«J'aimerais qu'il y ait les mêmes militaires dans ta tête que dans la mienne»
Revenons aux fondamentaux: comment construis-tu tes poèmes? Si je n’ose te demander quelles sont tes sources favorites, quel est ton lien avec l’actualité ?
C'est vrai je n'ai pas envie de m'étaler sur mes sources, mais je vais vous faire un petit cadeau et vous livrer quelques exemples hors du champs de l'art, de la littérature et de la poésie :
L'amour et la nourriture sont très présent en général dans mes textes et me nourrissent énormément.
La vieille dame qui donne du pain à manger au cygne en les insultant m'inspire également, comme mes petites nièces qui me provoquent, ma grand-mère anglaise qui a gagné la deuxième guerre mondiale dans la Royal Navy, les nouvelles sur France Info, les nouvelles sur la RTS, mes amis philosophes, les biceps, les marques de voitures, mes amis généreux, mes amis rabats-joie, la serveuse du restaurant du centre-ville, mes amis politiques, mes ennemis frustrés, les théories ultra-libérales, les questions sécuritaires, la cellulite, les gens qui veulent sauver l'humanité, la gens qui ne veulent surtout pas être secourus, les bides à bière, les gens imbus d'eux-même, le lifting, mes amis supporters de foot, les dealers de rues et les politiques alternatives.
Mon lien avec l'actualité est du niveau du quotidien.
Mes textes se construisent autour de sentiments, de thématiques précises qui se dissolvent partiellement lors de la phase d'écriture. Par exemple pour l'e-lecture que je prépare pour le symposium Post Digital Culture, les thématiques que j'ai définis par rapport au symposium lui-même, aux invités ainsi qu'à l'actualité générale de notre monde et de ma vie sont : l’oppression, les ruines, la respiration et l'argent. Le bien-être, le cinéma, I love you, les cépages de vins et les nouvelles technologies. Les sentiments sont entre autres la macération et la sensualité.

«Tout le monde va péter les plombs et se convertir»
Même si nous traversons une période mouvementée et déconcertante, il faut en parler: pris comme cible mais aussi pris à parti par une frange conservatrice et/ou ultra-libérale, la culture se (re)positionne dans des revendications qui semblaient faire partie d’un autre temps. Espace Quark, Genève, l’an passé: des drapeaux sont dressés, font acte d’autorité mais pourraient également laisser croire à une exposition ”engagée”. Des mots de la curatrice dudit espace, ton travail est politique mais ne veut pourtant pas s’engager dans la voie de la revendication. Comment te situes-tu personnellement?
De manière générale, je pense qu'il faut être alerte, attentif, réaliste et se battre continuellement pour assurer la pérennité de cet espace de liberté, producteur d'oxygène pour les sentiments, la pensée et les émotions qu'est la culture. Elisa Langlois, curatrice de l'Espace Quark de Genève, a raison quand elle dit que mon travail est politique mais ne veut pas s'engager dans la voie de la revendication, politique, je précise. Beaucoup d'artistes s'y sont employés et s'y emploient encore. Pour n'en citer que deux, Hans Haacke et Santiago Sierra, produisent entre autres un art que je qualifierais d'art de revendication et de constat. Ils constatent en revendiquant, ce que je trouve très bien à un niveau politique mais qui ne m'intéresse pas du tout à un niveau artistique.
Je pense que la voie de la revendication est une voie littérale et je l'emploie personnellement à un niveau politique et citoyen. L'art qui m'intéresse est un art qui n'est pas littéral, un art imprégné de sentiments politiques m'intéresse beaucoup plus. C'est ce à quoi je tends, produire des oeuvres et des textes imprégnés de sentiments politiques de notre époque et plonger ces sentiments politiques dans les nuances de la mondialisation et de la banalité de nos quotidiens. Mais attention, exception ! Si c'est pour être des chacals de l'esprit ou fomenter des concepts de rascals, alors oui je revendique !

«Pas de miroirs, pas d’images, pas de regards. Pas de lumière, pas de reflets. Lave-moi le dos»
Le premier degré doit-il toujours être distingué du second degré? Comment faire le tri dans tout ce qui nous parvient à la figure?
Il y a plusieurs interprétations possible de mes textes et lectures, les positives sont bien sûr les seules à garder. «Le début est ici. Le contexte de la forme d’abord,la mise en contexte ensuite. Quelque chose de net, de précis, c'est ça qu'on veut. On veut du net, du précis». J’apprécie évoluer dans un cadre précis, délimité, reconnaissable par la majorité de gens, une fois que ce cadre est posé, je me laisse évoluer plus ou moins librement dans ce cadre. Dans mes textes, le début et la fin sont toujours très importants et sont travaillés. Ils définissent la lecture du texte, en définissent son ambiguïté.

«Attention à la réputation. Destination: Anti-stress. Il faut rester stable»
Ce que j’appelle tes rébus, ces suites de psaumes qui prenaient des formes malgré tout classiques, en affiche, en lettrages ou en lecture, ces textes ont envahi les cimaises avec une tournure des plus déroutantes. Peux-tu nous parler de ces dernières travaux et du sens et fonction des matériaux utilisés?
Je cherchais un moyen de rendre le texte pictural sans l'illustrer avec ma manière de lire. Je voulais lui donner un rythme et une valeur plastique qui serait autre que les rythmes d'écoutes et de lecture classique. J'étais aussi motivé à poursuivre une série de peintures murales DIY que je présente depuis quelques années déjà. Une série qui était alors timide, proche du décor dont les règles de production étaient et sont toujours : soit le plus rapide possible, en dépensant le moins possible, pour un meilleur effet possible en utilisant des matières qui te sont accessibles très rapidement, chez toi, dans ta cave, au supermarché ou encore stockées dans les réserves des espaces d'art.
Le déclic s'est produit lors d'une exposition. J'étais invité à exposer dans un lieu que j'adore, Le Café des Mouettes à Vevey, dirigé par le collectif RATS. Camille Besson et Vianney Fivel, deux artistes basés à Genève qui travaillent en binôme, étaient également invités sur ce même projet. Nous avons rapidement décidé qu'ils exposeraient des sculptures dans l'espace et que j'occuperai les cimaises du lieu avec des peintures de textes muraux. Il y avait un petit budget pour la production des oeuvres et, de mon côté, j'étais complètement à sec, donc je ne pouvais pas faire le fou du côté des folies des grandeurs. Ma série DIYs'est vite imposée comme étant la solution la moins chère. Le travail de Camille Besson et Vianney Fivel m'a beaucoup inspiré, le rapport quasiment amoureux qu'ils entretiennent avec les matières qu'ils utilisent, qui sont le plus souvent industrielles et de construction m'impressionne toujours. Cela m'a donné envie de réutiliser un de leur matériau pour mes peintures murales, dans l'idée de créer un lien technique entre nos deux travaux pour ce projet. Il me fallait un matériau avec lequel je puisse écrire. Ils travaillaient entre autre avec de la colle industrielle et réalisaient avec, de grands voiles translucides. Je pouvais écrire avec de la colle.
Les murs et les sols du Café de Mouettes sont composés de différentes pierres brutes et marbres polis, la tonalité de l'espace est grise et beige. Nous avions décidé avec Camille et Vianney que nous ne voulions pas de murs blancs dans cette exposition. J'avais des cendres de bois chez moi, elles sont grises et flirtent avec le beige et le brun mélangées avec de l'eau, vendu. Il n'y avait pas un mur blanc dans l'exposition. J'ai douté pendant 4-5 mois de ces peintures murales. Des amis de précieux conseil m'ont convaincu de continuer cette série. Des épices comme le curcuma ou la cannelle sont rentrés dans la composition des couleurs, comme du thé noir anglais, des colorants alimentaires et des peintures. J'utilise ces matériaux qui sont toujours dans mon environnement immédiat en fonction de leurs caractéristiques, couleurs, odeurs, textures.

«Up. Down. Incroyable. Quoi de neuf? Qu'est-ce que tu racontes?»
Ce qu'il y a de neuf, c'est l'usage par les artistes suisses romands de la littérature, du langage, du texte. Ce n'est pas un mouvement officiellement uni mais les liens sont là entre nous. Ce que je raconte: plein de choses. Mais surtout la banalité, le quotidien, mon rapport au monde. Up, down, stable anti-stress et réputation.

«Ils sont partis avec les dictionnaires»
 Terminons plutôt avec cette belle image…

L'interview originale se trouve sur la partie médiation de Post Digital Cultures que nous animions sous l'égide de Natural Fair.