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05 novembre 2015

Bordage humaniste

Illustration: Maulde Cuérel
Ecrivain, conteur, passeur, pédagogue, mythologue, critique et philosophe : autant de casquettes à placer sur le crâne pensif et rêveur de Pierre Bordage. Le Français, seul dans l’Hexagone à vivre de sa plume en produisant de la SF, sort un nouvel opus : Les Dames Blanches (L’Atalante, 2015) et marie récit épique et critique sociale sur fond de série à suspense. Découpage d’un tour de force. 

Puissance d’un « si »
D’entrée de jeu, on conçoit le rapport au conte. La littérature conjecturale, à laquelle on rattache la science-fiction, se caractérise, c’est vrai, par le fait de proposer une hypothèse fictionnelle, en amarrant les indices qui fondent la vraisemblance de l’histoire à notre présent, pour mieux projeter le lecteur dans un avenir, ou sur un parallèle, plausible. La conjecture, c’est utiliser certaines marques visibles du contemporain pour les faire résonner jusqu’à l’exagération, jusqu’au grossissement parfois absurde, dans le texte. Le récit conjectural est le cornet, le cor plutôt, par lequel le présent s’époumone vers l’avenir pour mieux se dire lui-même. Le propre de la SF, dans cet éclairage, consiste à exploiter en priorité l’angle techno. Ainsi chez Bordage, chez Dick, Jeury, Barjavel, Andrevon... la problématique de la technologie sert de filtre, de ligne première de résonnance, de vibrato priviligié, pour tisser ce lien entre l’histoire et la lecture, permettre à la fiction de s’enraciner au cerveau de l’adepte. Or la technique, on le saura, n’est pas une affaire close. Ses ramifications touchent l’ensemble de la sphère des activités humaines depuis sa naissance mésopotamienne. Inventer le silex ouvre sans doute au luxe de trancher son steak le soir autour du feu, mais, loisir plus crucial, dissuade l’attaque potentielle de prédateurs : double usage dont grand-papa sapiens a su profiter, et par extension les rejetons dont nous sommes. Autre exemple : si la fission de l’atome généralisée a permis aux ménagères de garder leurs nids au chaud (pardon pour les clichés, c’étaient les années 50), elle a aussi offert à toute nation guerrière plus ou moins organisée la possibilité, bombe H en cave, de son anihilation totale. Virilio dira plus tard : « en inventant le Boeing, on invente le crash, c’est une réalité » (Penser la vitesse, excellent ! 2008, merci Paul). Réversibilité des techniques. Usages multiples des ustensiles qui nous servent à vivre. Ce « si » alors, point de départ de la fiction de toute nature, (si les extraterrestres débarquaient, si internet s’éteignait, s’il ne restait à l’homme qu’une journée à vivre...), acquiert en régime SF une puissance considérable. Loin d’ouvrir seulement le lecteur à la contemplation placide d’une rêverie innocente, il excite ses potentialités d’interaction concrètes en lui donnant à penser une situation qui l’implique en plein, puisque les jalons avec lesquels il arpente le texte se trouvent juste sous ses yeux, téléphones portables, écrans plasma... Paradoxalement plus proche, la SF ? En choisissant la technique comme articulation fondamentale, elle a le mérite, du moins, de tisser une enveloppe vive autour de la création. 

Sacrifier ses pupilles ?
Cheviller un texte au corps, Bordage y excelle, avec effroi. Soit une société : la nôtre, la consumériste, l’Occidentale. Un beau jour (force du « si », là encore), de grosses bulles laiteuses (plusieurs centaines de mètres de diamètre) font leur apparition dans les campagnes et les villes. Impénétrables, muettes, inoffensives de prime abord. Seul problème : elles mangent les enfants de moins de 4 ans. Elles les attirent, en tout cas, émettant de mystérieuses radiations, jusqu’à les engloutir. Les adultes, eux, sont recrachés. La panique populaire gagne en ampleur lorsqu’on remarque que les étranges émissions brouillent les communications et autres champs magnétiques terriens. L’affront fait au confort postmoderne (exit tout appareil de communication longue distance et internet) enjoint les gouvernements (sous l’égide de l’ONU) à barder les bambins de bombes, seuls êtres à même de pénétrer la pellicule opaque des visiteuses, pour les détruire de l’intérieur. Les résultats sont palpables, pour un court temps du moins. Les gouvernements persistent. Les bulles se multiplient. Les orphelinats se vident. Le terme « pédokaze », désignant les enfants-bombes, entre dans le dictionnaire. Seuls quelques héros (un, en fait), s’oppose(nt) à la menace que les gouvernements font peser sur l’éthique et le sens commun, ou le sens de l’autre, convaincu(s) que ces « dames blanches » sont là pour nous ouvrir les yeux. La pénurie d’enfants sacrifiables, bientôt, mène à l’avènement de la « loi d’Isaac », édit sacerdotal contraignant chaque famille a vouer un enfant, au moins, à la lutte contre les « envahisseuses ». Nous n’en sommes, à ce stade, qu’à la moitié du roman. 

L’habileté narrative de Bordage tient d’abord à l’établissement du cadre. Plus que l’Occident, qu’une société en général, c’est le temps qui fournit à l’histoire son espace de déploiement. Le roman parvient à nous le rendre sensible. Le séjour des « dames » sur terre s’allonge en effet sur plusieurs décennies. Le lecteur suit ainsi la trajectoires d’individus divers qui, comme dans Proust, surgissent et disparaissent sans raisons ni nécessité. Simples affleurements, immersions discrètes, au fil de la trame. Ce faisant, le lecteur prend de la distance, voit trahir, mourir, vieillir ses favoris. Le récit de Bordage rend à l’existence humaine son aspect le plus insaisissable : sa transitivité. Délié de la nécessité d’accomplir, du devoir d’arriver, d’aboutir, de percer (passion vaine et terreau de la compétitivité néolibérale), les protagonistes s’indifférencient, se dissolvent dans la temporalité romanesque. La globalité et la longévité du phénomène des bulles met en relief l’éphémère de leurs espoirs et de leurs ambitions. Ce qui saille, alors, c’est le sens (en même temps que, et sans mauvais jeu de mot, l’essence) du matériau humain désindividué : l’agir commun et les valeurs collectives qui le portent. L’éthique, en un mot (dont on rappelle qu’il dénote d’abord un comportement, un faire justement). Ainsi composé, par scansion d’ellipses, le récit confronte de manière radicale le lecteur au problème moral que lui donne à voir cette portion de tempo humain. L’enjeu, c’est l’altérité. La noblesse de l’homme recquiert-elle de comprendre cet autre dont ne peut savoir même, et à coup sûr, s’il pense ? Faut-il tenter de saisir ses motivations même les plus insondables, ou céder à la tentation de le détruire ? Le geste qui répond à cette question constitue un acte en même temps qu’un miroir. Il en dit autant (et peut-être davantage) sur ceux qui l’initient que sur ceux auxquels il s’adresse. Et si, à certains endroits, l’auteur des Dames est impitoyable, tant mieux. C’est pour mieux nous grandir.  


Sans fils donc sans liens ?
Les influences que Bordage révèle dans ce dernier opus sont légion. Phénomène patent dans le domaine SF : chaque nouveau récit porte avec lui, et en laisse entendre les voix par intermittences, sa communauté intertextuelle. Ces boules avec lesquelles tout contact est impossible (ou presque) rappellent tantôt Crichton (Sphère : 1987), tantôt Lem (Solaris : 1961). Le conteur rend encore hommage à la culture populaire en soufflant au premier personnage qui assiste à la venue d’une « dame » une image du Prisonnier (série télévisée britannique à succès dans laquelle Patrick McGoohan se voyait poursuivi par un gros ballon sonde). Par-delà les lisières d’initiés, c’est au questionnement de notre être-en-commun que s’attache le récit, comme de nombreux autres, d’ailleurs, du même homme. La valence politique de ses écrits, qui en perpétue la portée critique depuis 30 ans, adopte ici une allure nouvelle. La possibilité de la communication adéquate entre les êtres, venant de ce monde-ci ou d’un autre, figure l’une des clés d’entrées dans l’histoire. Car c'est bien l’interférence généralisée provoquée par les « dames » avec les systèmes numériques de mise en contact à grande échelle qui fournit aux gouvernements le prétexte initial au massacre des innocents. Bordage remet ici en question, non la mise en lien en tant que telle, à laquelle les technologies virtuelles offrent, depuis les années 2000, des ramifications incommensurables, mais la qualité du lien. Le roman nous donne à réfléchir deux régimes de rapports. Le premier, d’éloignement et de désincarnation, composant ce réseau tentaculaire bien connu où priment vitesse et efficacité, et sur les (sans-)fils duquel circulent les marchandises et les capitaux virtuels. Le second, régime de proximité, de considération charnelle de l’autre et de lenteur, régime de réflexion, dans lequel les protagonistes acceptent de se laisser couler (un voyageur met, au terme du récit et suite à la prolifération des visiteuses blanches, plus de deux jours à parcourir le trajet qui mène de Paris à Toulouse). Et dans ce second régime, on ne tue pas les enfants. La mise en scène de la progressive rupture des communications mondiales, et de l’obsolescence des outils technologiques qui en assuraient la rapidité, permet à l’auteur de simuler un ralentissement existentiel, et ce faisant, donne corps à une reconfiguration des liens collectifs. Une telle entreprise n’est pas éloignée de certaines perspectives philosophiques contemporaines. Chez Jean-Luc Nancy, la communication incarne aussi le pivot du rapport véritablement éthique à autrui. La prise de contact n’est jamais neutre, elle implique, au sens le plus intime chacune des parties qui nouent ainsi un rapport communautaire (voir : La Communauté désoeuvrée, 2004). 

La fiction de Bordage participe à cette prise de conscience sociale. Ses récits ne cessent d’interroger la tendance des éléments techno-culturels (plus largement, « écologiques » au sens de milieu commun, d’habitat) à exciter nos faiblesses, à raviver notre bestialité, ou au contraire, à affiner la compréhension de ce qui nous entoure. Son dernier opus ne déroge pas à la tâche. L’auteur y donne à penser les atrocités dont se rendrait coupable l’homo vulgus, acculé à la perte de son confort. Son récit procède avec méthode et poésie, baigné de cette atmosphère calme qui accompagne la présence des « dames ». C’est une feinte, pourtant. La bataille gronde et vient. L’élégance de Bordage consiste seulement à nous prévenir.