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11 septembre 2015

Léopards asiatiques : Locarno68

Stills: Happy Hour de Ryusuke Hamaguchi
Après dix jours de projections, conférences, rétro, apéro, fêtes, discussions métaphysiques et rencontres admirables, la 68ème édition de Locarno s’endort avec le sourire avec un palmarès final imposant et surtout, un niveau qualitatif nettement revu à la hausse. Retour sur les films gagnants et nos surprises et coups de mou.

Deux grands moments cette année à Locarno : le retour en chair et en os de Hong Sangsoo avec son nouveau film et la standing ovation qui a suivi la projection de Happy Hour. Avec Right Now, Wrong Then, le réalisateur coréen confirme sa recherche constante sur l’art cinématographique. Après Our Sunhi, dans lequel l’épurement radical de tout artifice superflu racontant une histoire était banni, on retrouve dans son nouveau film le miroir du travail d’écriture.

Ce long-métrage contient deux histoires qui racontent la même chose. Enfin presque. Dans le premier volet, nous suivons un réalisateur venu présenter son film dans une cité coréenne : il y rencontre une femme, boivent ensemble, rient et se taisent, le tout accompagné de la voix-off du personnage principale qui explique par quelques phrases très simples son avis intérieur. Dans cette première partie, l’homme drague délibérément la fille. Dans la seconde partie, la structure narrative est identique, les scènes et les comédiens sont semblables, sauf que l’homme se retient, il est plus sage, il reste en admiration devant cette jeune fille en restant honnête et sincère, partagé par un amour véritable qui l’empêche d’ « aller plus loin ». A souligner cette fantastique scène dans laquelle Jung Jae-young dit à sa compagne d’un soir qu’il l’attendra dehors une fois qu’elle sera rentrée chez elle. Comme une sorte de faux rancard qui n’aboutira de toute façon à rien, il ne reste pas longtemps à l’attendre au froid puisque irrémédiablement, rien est possible entre eux.


Cinq heures et vingt minutes

C’est le temps du vol retour New-York – Londres. C’est aussi une journée syndical en France. C’est entrer dans une salle le matin pour ressortir au milieu d’après-midi, c’est plus long que les versions longues du Seigneur des Anneaux. Et pourtant, l’aspect le plus saisissant de Happy Hour n’est pas son minutage titanesque, mais plutôt cet ensemble de scènes qui décrivent en profondeur chaque personnage, chaque relation et chaque instant. Le film est long, mais alors qu’on aurait pu croire à une volonté de mettre en évidence ce mode, le réalisateur japonais Hamaguschi Ryûsuke évite ce piège et nous présente des scènes réelles, comme cette incroyable séquence d’atelier sur la communication du corps où le spectateur sent une évolution palpable à l’écran, jusqu’à voir la lumière du jour baisser petit à petit dans cette salle à moquette sans âme. Le film mélange les genres de l’art narratif, en employant la force de construction des personnages de la série télé (ou du roman), la structure du long-métrage de cinéma ainsi que la vérité du documentaire. Mais au-delà de tout ça, Happy Hour est tout simplement un film sublime sur l’amour et ses frontières. Le jury a d'ailleurs décidé de lui donner une mention spéciale pour son scénario.


Un crocodile dans les toilettes

Dans un tout autre genre Tikkun de l’israélien Avishai Sivan (prix spécial pour sa photographie) raconte l’histoire d’un juif orthodoxe dont la religion pèse un peu trop sur ses épaules bien qu’il soit tout à fait résolu à se sacrifier pour la cause. Avec une photographie très prononcée, l’artifice noir blanc rend service aux déambulations mystiques de l’âme du personnage, entre réalité et religion, croyance et relations familiales tendues. Ce long-métrage avait toutes les bonnes raisons du monde d’obtenir le Léopard d’Or, tant sa mise en scène, sa photographie, sa direction d’acteur et son scénario sont un cran au-dessus du reste. Enfin un métrage qui a du poids à Locarno ! Un film dont on se rappellera dans quelques années à l’image de cette image mystique et terrible du crocodile sortant des toilettes, muet, comme si l’image devenait plus forte que tout, le symbole et la raison de toutes choses.

Pour revenir à quelque chose de moins dramatique, sans que ce soit plus léger, deux petites surprises françaises avec Deux Rémi, Deux et L’Architecte de Saint-Gaudens, le second réalisé par l’idole d’un ami, Serge Bozon. L’homme qui parle plus vite que son ombre était présent pour deux raisons : la mise en scène de L’Architecte (un moyen métrage musical qui est l’une des plus belles surprises de ce Locarno 68) et acteur dans le film d’un de ces potes Pierre Léon pour Deux Rémi, Deux. Il raconte l’histoire d’un homme qui, un beau jour, se fait piquer sa place dans la société par… son sosie. Farce philosophique légère mais intelligente, ce film de 66 minutes est ce qui permet de croire à la persistance qualitative du cinéma français.

Terminons par la France donc, avec l’autre surprise. Cosmos, dernière réalisation en date de Andrzej Zulawski qui n’avait plus rien signé depuis La Fidélité il y a 15 ans présente dans un genre proche du surréalisme, un film qui se joue de l’aliénation de l’Homme et de ses rencontres. Dans une belle maison reconvertie en maison d’hôte, des animaux meurent et l’arrivée d’un jeune homme, joué par Andy Gillet, viendra donner une raison plus profonde à cette maison que celle de réviser ses examens de droit. On entre dans un tourbillon de scènes plus farfelues les unes que les autres, mais sans jamais craindre à une surenchère excessive. Si la première heure est réussie, la seconde moitié du film blesse par un manque de réactivité dans lequel les personnages se perdent dans un domaine que Zulawski ne semble plus contrôler. Heureusement, le film se termine de manière original, dans une hésitation pure et acceptée du cinéaste. Cela dit, Cosmos reste un étrange objet qui ressemble plus à un exercice réussi qu’à une œuvre aboutie.