Illustration: Maulde Cuérel |
Un mois d'avril qui sonne appliqué: aux sciences, à la découverte de l'Inde, de Gilbert Simondon, ou d'un duo indonésien; un mois d'avril noir, du retour raté de Blur à la chute libre de Technikart en passant par le déclin de Will Smith ou l'égarement de Jam City; on n'oubliera pas les bonnes surprises à l'instar de l'exposition diptyque de David Maljković à Genève, du dernier long-métrage du suédois Roy Andersson et de la confirmation qu'Actress est un grand de la musique électronique. Retour sur trente jours d'activité culturelle!
LA CREME DU MOIS
Maxime Morisod: Sciences
L’éclipse lunaire était un joli moment, recouvert d’un ciel qui ne laissait rien d’extraordinaire à regarder. Ca me fait penser à la seule chose qui m’a réellement touché ce mois-ci: un magazine hors-série sans publicité intitulé « Sciences, les mystères de l’Univers » dans lequel sont vulgarisés plus d’une vingtaine d’articles sur le cosmos. Saviez-vous par exemple que Vénus était une planète qui était à la base quasi similaire à notre Terre ? Se trouvant malheureusement trop proche du Soleil, notre soeur jumelle a surchauffé et l’eau à sa surface s’est condensé. Aujourd’hui, la température dans son atmosphère avoisine les 470°.
Pierre Raboud: L’Inde en mode honey moon
Mon mois d’avril aura surtout été marqué par un mariage à New Delhi et un voyage en mode lune de miel au Rajasthan. Trois jours de cérémonies, des éléphants, du riz tous les jours, des bières au bord de la piscine, des dromadaires, les pieds nus dans des palais superbes, danser du hip hop avec un sikh, des singes, du riz sur mon front, des rooftops sous le vol de chauves-souris ou face à des forts bâtis dans la roche, … Séjour love et splendeur entre amis.
Raphaël Rodriguez: Senyawa, Menjadi
J'aime ces quelques années de musique qu'on vit là, parce que plein de trucs qu'on aurait relégué au rayon anthropologique sont vus comme non seulement des documents à valeur historique, mais aussi des musiques entièrement pertinentes à l'heure qu'il est. La dynamique va encore plus loin, à l'opposé des concepts de "world music", et l'on observe l'émergence de plus en plus de projets hybrides, contemporains, qui font le lien entre héritage ancestral et conscience d'une scène contemporaine globalisée. Senyawa, duo indonésien, en est l'exemple parfait. Le résultat est complètement barré, ultra mystique et viscéral. Musique javanaise vs metal = ça déchire.
Colin Pahlisch: Découvrir Simondon
Gilbert Simondon, c’est un penseur des années 60, théoricien de la « mécanologie »... Son cours consacré aux rapports entre imagination et invention (1965-1966) vient de paraître aux PUF, et c’est une explosion, un attentat, une gageure, un amas de pépites qu’on remonte du fonds du temps (fonds, oui, comme si Chronos, ce grand farceur, nous l’avait caché depuis des lustres, derrière le faste des Foucault et des Deleuze, ténors de l’époque, mais, aussi, écrans pour les petits travailleurs comme Simondon). La question qu’il pose et dont les perspectives éventrent les habitudes mentales des humbles ouvriers de l’esprit comme vous et moi, c’est comment considérer la faculté de l’imagination en lien avec les créations pratiques qui ont permis aux hommes d’avancer, de modifier leurs rapports aux autres et à l’espace, de la roue au web. On en dira pas plus, pour ne pas rogner le plaisir. Taïaut !
Julien Gremaud: Kendrick Lamar, To Pimp A Buterfly
Un long fade in du ”Every Nigger Is a Star” de Boris Gardiner suivi d'une intro de Josef Leimberg introduisent ”Wesley's Theory”, ouverture tortueuse et brûlante, produite par Flying Lotus, du troisième LP de Lamar. Tout y est réuni: désenchantement sur fond de dépression ouvertement évoquée, tentative de rupture avec le système qui a fait de lui une superstar black (le terme « pimping a butterfly » décrit comment les artistes noirs sont soutenus par l'industrie du divertissement « sous un régime de proxénétisme »), références directes à l'esclavagisme (Kunta Kinte est le héros martyre d'un roman d'Alex Haley se déroulant au 18ème Siècle). Disque noir, donc, sombre, influencé mais, c'est le principal, inspiré. Des arrangements royaux aux featurings non moins prestigieux, Kendrick Lamar signe tous simplement un album d'une classe folle et qui va faire date.
LE PETIT LAIT DU MOIS
Maxime Morisod: Blur
Blur est de retour et bien que la bande de Albarn et Coxon semble toujours aussi sympathique, j'ai eu de la peine à rentrer dans leur disque. Selon les dires de leur chanteur, cet album est celui qui sonne le plus "blury" du groupe. Serait-ce pour cela qu'on préfèrera réécouter Modern Life is Rubbish plutôt qu'un disque qui sonne un peu soupe au lait ? Et c'est pas le fait de l'avoir enregistré à Hong Kong qui me fera changer d'avis.
Pierre Raboud: Technikart
J’ai voulu laisser quelques mois pour juger définitivement et je confirme l’avis émis par Julien en février. Si les erreurs graphiques sont moins nombreuses, la maquette reste aussi faible et surtout la qualité du contenu est en chute libre. Alors que j’aurais presque pu me réjouir d’un renouveau au niveau des auteurs, le propos au lieu de se diversifier s’est surtout affaibli, devenu plus consensuel et tentant de se rattacher à son identité d’origine au risque de la caricature ridicule et sans intérêt (la critique facile de Fauve, le sujet sur les branchés ou sur les marginaux). Quoiqu’on puisse penser des limites de l’ancien Technikart, cette chute représente vraiment une nouvelle très triste pour la presse culturelle francophone, de plus en plus orpheline de tout média à la fois généraliste et critique..
Raphaël Rodriguez: Jam City live au Bourg
Jam City fut, à la sortie de l'album CLASSICAL CURVES en 2012, un élément marquant dans la scène bass music anglaise. Quelques années plus tard, revirement pop. Pourquoi pas? Solide conceptuellement, le projet se veut politique, en opposition au système, etc., mais la musique peine à suivre, et surtout en live. Dommage, pour une programmation vraiment audacieuse au Bourg, de découvrir une performance live ultra molle, sirupeuse et pas du tout solide. Jam City a l'air perdu sur scène, hésite entre les machines, la guitare et la voix. Tous les éléments intéressants peinent à s'imbriquer dans un concert qui se veut puissant mais est quasiment totalement dépourvu de dramaturgie. On en a presque la sensation que le type, un de plus, a succombé au complexe des producteurs de musique électronique qui veulent se racheter une crédibilité en perçant dans la pop.
Colin Pahlisch: Le déclin Smith
Les dimanches pluvieux sont porteurs de déception, aussi. Surtout quand on se met en tête de voir ce qu’un acteur de son enfance est devenu. C’était celui qui pulvérisait les aliens dans Men In Black, qui pilotait une soucoupe volée dans Independance Day, qui tentait d’échapper à la NSA dans Ennemi d’Etat... Alors, tiens, son dernier, pourquoi pas ? Et non. Bien sûr que non. Une intrigue qui peine, une arnaque censée rappeler la trilogie Soderbergh et qui peine même à intriguer, à tel point que le film, en lui-même, ne mérite pas d’être nommé. Rideau.
Julien Gremaud: Blur
Etait-ce nécessaire? D'aucuns espéraient que le retour sur scène du groupe britannique à Hyde Park fasse office d'ultimes adieux en 2012. S'ensuivit Glastonbury et d'autres scènes, avant que de multiples spéculations sur un nouvel album ne fassent croire à un véritable retour artistique. Des morceaux écrits à Hong Kong en 2013 puis mixés par Coxon feront pour ainsi dire l'affaire … A l'écoute du médiocre ”Go Out”, on pense aux millions de livres sterling maintes fois refusées par les Smiths, une influence majeure pour Coxon, Albarn et le reste d'un groupe qui aurait peut-être dû s'en inspirer pour le coup. On en profite ici pour vous inviter à réévaluer le dernier disque produit avant cette débâcle, Think Tank (en 2003, enregistré sans Coxon, sur fond de séjour marocain) que tant aiment à détester. Et pourtant…
LE PAIN SURPRISE DU MOIS
Maxime Morisod: A Pigeon Sat on a Branch Reflecting on Existence
Comme Pierre, le très bon A Most Violent Year, film aussi beau que lourd dans sa dramaturgie, bonifié par une sélection de comédiens exemplaires. Le Capitole à Lausanne présentait en avant-première A Pigeon Sat on a Branch Reflecting on Existence, dernier long-métrage du suédois Roy Andersson où tableaux contemporains se succèdent dans une satire de l’espèce humaine au bord du gouffre. Mention spéciale à la scène chantée du restaurant où la tavernière, plus en mal d’amour que les soldats, leur propose de trinquer gratuitement contre l’échange d’un baiser.
Pierre Raboud: A Most Violent Year
Dans un mois d’avril avare en film de qualité, A Most Violent Year représente peut-être la seule bonne surprise. Collant esthétiquement à son sujet (l’Amérique des années 80), le film fait montre d’une classe omniprésente, du jeu des acteurs aux plans d’intérieur comme d’extérieur. La spécificité de ce film est de s’introduire dans le genre du film de gangster américains, en en respectant les codes esthétiques et la force dramatique du récit du self-made man mais en retournant les codes du personnage principal, ce dernier refusant ici tout comportement de truand. La violence se situant dans la société extérieure, le personnage principal immigré se libère ainsi de la posture du gangster qui lui a été imposée et le récit est débarrassé des oripeaux des scènes spectaculaires de bagarres pour se concentrer sur ce qui constitue le cœur du récit du rêve américain et de ses aspects moraux: comment arriver tout en haut en partant de rien en choisissant la voie qui soit la plus juste ? Et au fond pourquoi désirer arriver tout en haut ?
Raphaël Rodriguez: DJ Kicks 49 – Actress
Cela faisait un moment que les séries de mixes DJ Kicks avaient succombé au consensus: entre Maceo Plex, John Talabot et Nina Kraviz, pas de quoi ravir l'amateur de musique un peu fraîche et un peu pointue. Heureusement, tout n'est pas perdu, avec le l'inconstant mais brilliant Actress pour la 49ème édition de la série. Un gros bol d'air frais, et un mix d'une fluidité assez hallucinante. Si la grosse référence est clairement house (plusieurs originaux d'Actress, Breaker 1-2, Moon B), il construit, par ses incursions les plus astucieuses (Lorenzo Senni, Snakepiss, Shit & Shine, etc) une atmosphère touchante, sans aucun besoin de demonstration.
Colin Pahlisch: Better watch Saul !
En règles générales, les suites déçoivent. Cette fois-ci au contraire, elle plaît, elle surprend, et on accepte de s’y mettre. Issue du shakespearien Breaking Bad, le spin-off de Vince Gilligan (c’est le même) relatant les aventures du plus retors et roublard des avocats du Nouveau-Mexique mérite l’intérêt, même depuis le premier épisode. On y retrouve les ficelles efficaces et les retournements de la matrice passée, mais mâtinées d’humour (noir) et d’une certaine ringardise. À suivre.
Julien Gremaud: La double exposition de David Maljković à Genève
La présence de l’artiste croate au Centre d'édition contemporaine n’est pas un hasard, ni pour une institution qui a su déployer l’identité de l’estampe avec son temps, ni pour un artiste à la conscience formelle très poussée, réalisateur et sculpteur, qui n’a eu de cesse d’initier des stratégies scénographiques spécifiques développées dans ses expositions les plus récentes. ”Negatives”, réalisée en collaboration avec le designer munichois et grand amoureux du minimalisme américain Konstantin Grcic, consiste en la production d’imposantes tables de travail recouvertes de linoléum sur lesquelles Maljković y aura dans un second temps découpé de nombreuses planches papiers, au point d’y laisser maintes scarifications de cutter par le jeu d’une technique très originale d’estampe. Non loin du CEC, Blondeau & Cie présente un second volet du travail de Maljković: ”New Collection” revisite en réalité un ensemble des ses oeuvres antérieures figurant dans la collection de la galerie par un processus de superpositions d’images et de recontextualisation. En jouant, avec une conscience formelle très poussée, sur les conventions et les modes de réception d’une oeuvre, Maljković réveille « le fantôme de l’esprit moderne ».
Tweeter