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20 mars 2015

Poplucide : est-ce mal de mélanger musique et théorie? Le cas de Future Brown (et de Red Bull contre Red Bull)

Illustration: Johanne Roten


La sortie du premier album éponyme de Future Brown a provoqué une petite polémique dans la presse musicale anglo-saxonne. Deux critiques ayant reproché à cet album d’être trop théorique, les membres de Future Brown leur ont répondu. Alors est-ce une gageure que de théoriser tout en faisant de la musique ?

Pour essayer de quand même parler de l'album, commençons par cela. Future Brown est un collectif réunissant quatre individus ayant déjà fait leur preuve et nous les avons souvent évoqué sur Think Tank. Il s’agit du duo Nguzunguzu responsables en duo ou en solo de mix géniaux (dont le dernier en date de Ma Nguzu pour Tobago Tracks), de Fatima Al Qadiri, qui a dans son CV trois albums-concepts aboutis et une expertise en matière de musique non-occidentale via ses mix et la rubrique Global Wav, et du moins connu J-Cush du label Lilcitytrax. Les productions de chacun d’entre eux ont depuis toujours entretenu une proximité avec les musiques hip-hop ou r’n’b. L’idée de cet album concrétise ce lien en invitant différents vocalistes. Il s’agit donc d’une mixtape de dj, alliant productions électroniques et flow de différents artistes dont notamment les excellentes Tink et Kelela et le love champion Ian Isiah. Cette fusion a souvent été décrite comme une promesse de pop du future. Par cette expression, on cherche à évoquer une musique étant à la fois basée sur ce qui se fait de mieux ou de plus avant-gardiste en termes de productions et en même temps évidemment pop, dans son double sens de populaire et de mélodiquement entrainant. C’est une promesse que FUTURE BROWN n’arrive pas à tenir sur l’ensemble de l’album, certaines chansons ne parvenant pas à véritablement prendre du relief. Ces titres sont le signe d’un mariage inachevé entre producteurs et vocalistes, où l’un comme l’autre se retrouve plutôt moins bon qu’en mode solo. Mais sur un bon nombre de chansons, le mariage se révèle des plus heureux que ce soit sur "Wanna Party", "Talkin Bandz", "Vernaculo", ou "No Apology". 


Mais comme pour toute union, il est des individus pour crier au mariage blanc. Ceci n’a rien d’étonnant dans le monde de la critique musicale américaine, et britannique par ricochet, qui, à l’instar de sa société, est remuée par la question raciale. Ces dernières années, de nombreux débats plus ou moins justifiés ont ainsi concerné la question de l’accaparement culturel. En gros, des artistes WASP voleraient la culture afro-américaine, mainstreamant ainsi la créativité des uns pour empocher la timbale, tout en s’achetant une crédibilité street à bas prix. Dans la liste des incriminés, on peut citer Madonna, Miley Cyrus Taylor Swift ou encore Lily Allen. C’est le premier niveau de la polémique suscitée par l’album de Future Brown. Ainsi Alex Macpherson, collaborateur du Guardian et de Fact, critique les formes d’appropriation que des djs privilégiés se permettraient sur des chanteurs. Ici, le problème concernerait la dualité inégalitaire entre des producteurs-sujets-dominants et des vocalistes-objets. Le débat sur le processus d’appropriation culturelle est compliqué. En effet, faut-il condamner toute forme d’échange, de reprise alors que la musique pop n’est pratiquement constituée que de ça ? Ce type de critiques ne peut en fait se justifier qu’en prenant en compte l’état des rapports de force et de domination entre deux artistes ou deux cultures. Or ici, nous ne sommes pas dans le cas d’une Miley Cyrus qui se découvre soudain l’âme d’une bitch et use de figurantes dans ses clips pour adopter les valeurs liées à leurs identités. Dans le cas de Future Brown, et il s’agit de la réponse adressée par Fatima Al Qadiri au journaliste, les liens entre producteurs et vocalistes sont des liens d’amitié et/ou de respect réciproque pour leur travail respectif. Ils se connaissent et cette collaboration s’inscrit dans une proximité artistique construite tout au long de leurs créations. Difficile donc de parler ici d’appropriation tant, comme dit plus haut, cet échange prend même parfois des sonorités de lune de miel. 


Le second niveau de la critique, adressée cette fois par le même Alex Macpherson et Meaghan Garvey de Pitchfork, a trait à la dimension théorique et à la proximité vi-à-vis du monde artistique de cet album. Ainsi le premier lance "warning: contains theory", tandis que la seconde explique que la musique de Future Brown est basée sur une théorie. Le reproche touche ici au fait que la musique serait trop réfléchie, cherchant à poursuivre des concepts, et donc pas assez sincère. Cette critique se révèle parfois justifiée tant certains titres ressemblent effectivement à des idées certes intéressantes mais dont la réalisation manque de fluidité. Mais face à cette critique, la réponse de Fatima Al Qadiri fut de réfuter en bloc l’idée que la musique de Future Brown ait une quelconque dimension conceptuelle. Cette assertion peut surprendre tant les créations des membres de Future Brown ont toujours fait preuve d’une réflexion poussée. On peut citer comme exemple le workshop « Marxist chillwave » organisé par Fatima Al Qadiri en 2014. Mais au fond, où est le problème ? Est-ce mal de faire de la musique et des concepts, ou d'organiser des concerts dans des musés? La critique des liens avec le monde de l’art est facilement réfutée tant les liens entretenus avec les beaux-arts est une constante de l’histoire de la musique (pop ou non). Le nombre de musiciens passés par des études artistiques (ce qui par ailleurs n’est pas le cas de Fatima Al Qadiri) est incalculable et de nombreux exemples peuvent être cités (John et Yoko, Sex Pistols et Vivienne Westwood, …). Derrière les mots apparemment injurieux de « théorie » et de « musée » pour ne pas dire « vernissage », on assiste en fait à une forme de poujadisme de la critique musicale, rejetant toute forme de réflexion dans la musique, traduisant également le conflit d’intérêt quant à la légitimité du discours de la critique musicale face à des musiciens qui décident d’élaborer leur propre discours sur leur musique. Mais si Future Brown réfute cette présence de théorie, c’est parce présentée ainsi, elle équivaut à affirmer que leur musique n’a pas de valeur en soi, qu'elle n’est qu’une forme d’essai sonore, une réflexion plus qu’un don ou un partage. Or l'ambition de Future Brown est bien de produire une musique produisant du plaisir, sans avoir besoin de notice. Que des musiciens aient l’audace de chercher à la fois à construire une musique intelligente, réfléchissant les enjeux de notre époque et de l’état actuel de la musique, et à se donner dans une générosité pop, c’est le projet le plus difficile mais aussi le plus passionnant (au sens intellectuel et sensuel) et c’est ce à quoi parvient parfois Future Brown. 


Alors que les différentes dimensions de la polémique semblent ainsi avoir été évoquées, un dernier niveau apparaît en arrière-fond. Derrière ces débats entre journalistes et artistes, existe un autre conflit entre Red Bull et … Red Bull. En effet, l’article rédigée par Alex Macpherson a été publié sur le site de Red Bull UK avant d’en être retiré. Or il faut savoir que Future Brown et Fatima Al Qadiri ont par le passé collaboré avec la marque sans y être directement rattachés. On peut ainsi imaginer que Red Bull n’a pas voulu laisser sur son site un article critiquant des artistes qui lui sont associés. Ainsi le vrai tenant du discours devient non plus l’artiste ou le critique mais l’argent ou plutôt le branding, ce dernier n’existant pas sans le premier. Le branding culturel voilà peut-être le processus qui façonne actuellement le plus le discours sur la musique. Le cas de Red Bull est à cet égard passionnant, et il manque encore à ce jour des études pour mieux comprendre cette stratégie économique qui consiste à énormément investir dans le divertissement et les productions culturelles via le sponsor d’activités diverses. Un sponsoring qui plus est souvent de qualité en ce qui concerne la musique. Mais quel avantage retire Red Bull de ces sponsoring ? Quels sont les liens entre les musiciens et la marque? Les contrats comprennent-ils des clauses spécifiques ? Ces éléments restent aujourd’hui opaques. Et au-delà de ce seul cas, la phase extrêmement difficile que vit actuellement la presse culturelle et en particulier la presse musicale fait que ce sont désormais les festivals qui se mettent à créer leur propre blog ou au contraire des blogs qui deviennent des festivals (pitchfork). Mais alors on peut se demander quelle place reste-t-il à la critique face aux exigences de la programmation et à l’identité corporate qui se construit entre le festival et ses artistes ?