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09 mars 2015

La figure féminine, fil rouge du récit dans Inherent Vice de Paul Thomas Anderson

Illustration: Louisa Gagliardi


Perdu dans le monde mouvementé et terriblement flou du début des seventies sur la West Coast quelque part aux alentours de Los Angeles, Paul Thomas Anderson nous transmet une nouvelle fois un discours sur l’Amérique contemporaine. Après le pétrole et la religion (There Will Be Blood et The Master), c’est au tour des évasions psychédéliques et d'un jeu de cache-cache subtile perdu dans les méandres d'une enquête hallucinée.

Il est dit que Paul Thomas Anderson aurait entièrement réécrit à la main le roman de Thomas Pynchon afin de ne louper aucune anecdote farfelue et de s’imprégner au mieux de l’ambiance du bouquin. Lire du Pynchon demande un peu de concentration, du sommeil et un crayon de papier, et l’adaptation cinématographique réalisée par PTA demande tout autant d’attention de ses sens. En effet, très vite, dès cette très belle séquence d’ouverture où l’on découvre Doc (Joaquin Phoenix) chez lui couché dans son canapé, le réalisateur nous plonge dans l’atmosphère particulière des 2h29 qui vont suivre : une ambiance californienne de bord de mer, des arrivées surprise, un jeu de lumière extraordinaire, des gueules filmés sous toutes les coutures (Phoenix en est le principal concerné) et surtout beaucoup de dialogues. Inherent Vice n’est pas la claque scorsesienne et orgasmique de Boogie Night ou du wellsien There Will Be Blood, mais suit dans une lignée picturale imposante le travail entrevu dans The Master, son précédent film.


La femme fantôme

Durant la première heure du film, le spectateur se demande où il se trouve et ce qui se passe exactement devant ses yeux. On parle d’un magna de l’immobilier qui aurait disparu, d’une ex-petite amie qui part et qui revient, d’un type qu’on appelle Doc qui a tout l’air du looser parfait, du FBI, de drogues, d’une corne d’or et de dentistes. A force de s’accrocher, il y a comme une certaine buée d’endorphine qui se dégage à l’écran : une manière de faire ressentir les mésaventures de Doc, entre rencontres étranges et va-et-vient constants. Si la narration du film est difficilement résumable, il faut s’en tenir à la trame générale qui elle est toute simple: Doc doit retrouver Mickey Wolfmann, un riche immobilier disparu ; et cette demande lui vient de la maîtresse de cet homme qui n'est autre que sa propre ex petite amie, Shasta Fay Hepworth (Katherine Waterston). C'est un vrai cercle vicieux qui se déploie et qui est dessiné par Doc qui, en recherchant Wolfmann, se cherche inconsciemment et attend le point de non-retour, celui du retour de Sasha.

Pour la séquence d’ouverture, l’arrivée de Shasta dans l’appartement de Doc annonce le départ du récit. C’est d’ailleurs elle qui, tout au long de l’histoire, alimente les décisions de Doc : son retour brutal amènera logiquement la conclusion finale du film. Lorsque Doc se perd dans son enquête, il reçoit cette carte postale énigmatique qui lui rappelle de beaux souvenirs passés avec son ex. Un flash-back nous les montre lors de ce moment si absurde où ils jouent au Ouija et qu’ils découvrent un numéro de téléphone qui leur permettra de trouver de la came. Cette expérience mi-hallucinogène mi-réelle les envoie vers un lieu désert qui déclenchera un nouveau virage dans l’enquête principale de Doc puisque c’est là qu’il découvrira les fameux dentistes de la Corne d’Or. Les interventions de Shasta apparaissent ainsi à trois moments cruciales de l’histoire : au début (situation initiale), au milieu (la carte postale qui permet à Doc de ne plus stagner) et enfin lors de son retour en guise de résolution de l’histoire.

Cette enquête loufoque est traversée par les acteurs-fantômes d’une époque qui touche à sa fin : les années 60 et leur folie psychédélique sur la fameuse West Coast où se sont croisés les destins les plus mythiques de la pop music, de Jim Morrisson aux Beach Boys en passant bien évidemment par Neil Young. La relation entre Doc et Shasta n’est d’ailleurs pas sans rappeler les fantasmes de cette période : ne jamais savoir si ce qu’on vit est une réalité ou une hallucination, ne jamais savoir où l’on se trouve vraiment, ne jamais savoir où se trouve l’autre. Lors de la fameuse scène où Sashta revient, il faut du temps au Doc pour comprendre ce qui lui arrive, pourquoi elle est revenue, doit-il ouvrir la même bière qu’il a pourtant offert si spontanément lors du retour inaugural de la même personne ? 


Brouillard californien

Inherent Vice exprime une forme de nostalgie oubliée dans le brouillard épais californien. Pas celle éclairée par les couchers de soleil ou les vagues aveuglantes des surfeurs, mais plutôt celles des nuages de fumée de marijuana qui aveuglent les perceptions et les transforment. Le film est aussi l’histoire de deux types que tout oppose, Doc et Bigfoot (Josh Brolin), le hippie et le flic. Comme dans cette scène du Big Lebwoski où le Dude se retrouve chez les flics après la fête chez Jackie Treehorn, Bigfoot est le dernier rempart aux excentricités du Doc : il est son opposé mais est dépendant de lui comme le démontre ce moment où la femme du policier demande à Doc d'arrêter d’harceler son mari alors que c’est bien Bigfoot qui l’a appelé pour pêcher des informations. On se retrouve dans une forme de dépendance complète, la drogue des 70s, la peur du néant et de finir seul. Dans cet ultime face à face où Bigfoot entre de façon pétaradante dans le logis de Doc (tranquillement en train de s’en rouler une), le flic pète un plomb, avale l’herbe qui se trouve dans un bol et bouffe un joint. Doc, en larmes, le regarde partir par la porte qu’il vient de démolir. 

Dans un film où les femmes forment la mécanique du film (et son plus bel outil), les hommes sont laissés au détriment d’eux-mêmes et la scène finale du duel citée ci-dessus (absente du livre et imaginée par Anderson) en est le plus bel exemple amoureux. Car l’amour est palpable dans tout le film : le désir de Coy (Owen Wilson) de retrouver sa femme et son fils, l’attente perpétuelle de Doc pour Shasta, Penny Kimball (Reese Witherspoon) livrée nue à Doc, les pulsions sexuelles et finales de Doc puis, enfin, ce duo entre flic et hippie, comme si finalement tout tournait autour du personnage incarné par J. Phoenix, sorte de Dude réinventé ou ancêtre de celui que nous connaissons tous. Récemment, Paul Thomas Anderson disait qu’il ne pourrait jamais rivalisé avec le personnage créé par les frères Coen mais qu’il avait essayait de former un autre type de Dude. C’est chose réussie, un Dude sûrement moins attractif et touchant, mais peut-être plus profond et ambivalent, tout comme le film dans son ensemble.