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04 décembre 2014

Symposium Post Digital Cultures 2014

Photo: Symposium Post Digital Cultures 2013 ©Urbaines



Think Tank avait l'an passé créé le projet éditorial Natural Fair comme structure de médiation du premier symposium "Post Digital Cultures", organisé en partenariat avec le festival Les Urbaines et l'Office Fédéral de la Culture. Volant depuis de ses propres ailes, Natural Fair renoue avec ses premiers amours à l'occasion de la seconde édition de ce symposium international. Tête programmatrice de ce cycle de conférences se tenant dans le décors somptueux de l'Aula du Musée des Beaux-Arts de Lausanne, Elise Lammer revient sur les prémices de "Post Digital Cultures" en 2013 (aux côtés de Federica Martini), les liens étroits qui le lie au festival les Urbaines, son orientation et ses évolutions en 2014, avec de nouvelles thématiques très fortes telles que le rapport du féminisme et des nouvelles technologies ou la construction de soi dans ce monde fait de 1 et de 0. L'occasion aussi de dévoiler les conférenciers, leur pratique artistique ou critique, ainsi que le musée online dudit symposium. Après cela, interdit de nous demander encore qu'est-ce que ce post-digital!



Julien Gremaud:  Revenons tout d'abord sur la naissance de ce symposium qui a su attirer dès sa première édition un public conséquent ...

Elise Lammer: En 2013, l’Office Fédéral de la culture a contacté Patrick de Rham en ses qualités de directeur des Urbaines pour son approche pluridisciplinaire et ses connaissances de politique culturelle régionale et nationale. L'idée initiale était de faire une évaluation de l’état de la création artistique en rapport aux nouveaux médias, dans l’optique de nourrir le débat pour les professionnels suisses. La question centrale était de déterminer quel est l’impact des nouvelles technologies, notamment Internet, sur la pensée contemporaine?


Patrick de Rham m’a ainsi demandé si j’étais intéressée à mettre sur pied un événement, que ce soit un cycle de conférences ou une exposition. La raison pour laquelle il m’a approché était principalement au vu de mon mémoire centré sur le Post Internet Art réalisé dans le cadre de mes études à l’Université Goldsmiths de Londres en 2012. A l’époque, j’avais lu un essai fondateur d’Artie Vierkant qui m’avait plongée dans les questions d’authenticité, d’originalité et de circulation des oeuvres à l’heure du clonage numérique. Faisant partie d’une génération de transition, celle des années 80, née sans Internet mais l’ayant intégré, l’impact sociologique et philosophique du tournant technologique m’intéresse particulièrement.


Aujourd’hui, nous nous trouvons à un moment clé où la fascination pour le web est finalement retombée, et les idées utopiques annonçant un outil universel et démocratique allant changer le monde ont depuis largement été remises en question. Dans cette optique, le progrès technologique et les aspects techniques ne sont peut-être pas les sujets les plus intéressants. En partant du principe que les pratiques artistiques sont les véhicules de l’avant-garde, Post Digital Cultures s’est donc donné la mission de partir de point de vue de l’art pour explorer la pensée contemporaine. Dès lors, le médium devient secondaire. Que l’art contemporain s’exprime par une oeuvre numérique ou une peinture à l’huile, sa validité ne dépend au fond que de la qualité conceptuelle. En ce sens, les nouveaux médias, sont à mon avis les médias ayant adopté les nouvelles technologies comme outil et non comme sujet.


Illustration: Cécile B. Evans, Hyperlinks or it didn’t happen, 2014 (still)

Julien Gremaud: L’orientation du symposium s’est donc centrée autour d’artistes, de praticiens et de critiques au détriment d’experts en technologie. Vous gardez la même formule cette année, mais y-a-t-il eu des adaptations?

Elise Lammer: Le choix des sujets de l’an dernier était basé sur des actualités, des sujets et des idées que Federica Martini et moi-même estimions urgents d’aborder. Ce principe d’actualité s’applique en 2014, et le symposium est cette année divisé en quatre blocs: le premier s’intitule « Online art, online curating », et a pour but de revenir sur l’édition 2013, ainsi que de faire un bilan du Museum of Post Digital Cultures, une plateforme d’archive et d’exposition mise en ligne à la fin de la première édition. Cécile B. Evans présentera PHIL son  dernier projet artistique qui existe principalement online. Un des autre bloc thématique s’intitule « Cyber Identity » et suggère l’entrée dans une quatrième vague de féminisme, celle étant complètement définie par notre rapport aux nouvelles technologies, apportant de nouvelles formes de militantisme, notamment exprimées par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Plus généralement, ce bloc s’attèle à définir les identités multiples que le monde virtuel permet, avec une tendance à mon avis à une certaine schizophrénie.


Julien Gremaud: Ces thématiques du genre et du féminisme rentrent en résonance avec les tendances dites machistes de l’art contemporain, qui reste un monde dominé par des hommes. La liste des conférenciers que tu as pu inviter montre une grande part d’artistes ou de chercheurs féminines, ce qui est remarquable.

Elise Lammer: Il s’agit d’un code de conduite et éthique qui va bien au-delà de ce symposium. Je ne crois pas  à l’efficacité des quotas, mais nous sommes effectivement dans une société phallocrate et le monde de l’art contemporain est exemplaire pour ses injustices. Il suffit de voir certains chiffres qui expriment clairement ces disparités, que ce soit les résultats du marché de vente d’art, où les 50 premiers artistes sont quasi-systématiquement des hommes (on note en 2014, environ 12% d’artistes féminins dans le top 100 selon selon Artfacts, avec comme présence Cindy Sherman au 8ème rang, Louise Bourgeois au 13ème, Rosemarie Trockel au 16ème, Marina Abramovic au 25ème ou encore Tacita Dean et Valie Export respectivement aux 45ème et 46ème rangs, ndr.).


Julien Gremaud: Le Turner Prize ne ferait pas beaucoup mieux avec un maigre 25% d’artistes féminines primées depuis la création du prix en 1984. 

Elise Lammer: Pourquoi parler de féminisme dans ce symposium alors que ce mouvement n’est a priori pas lié aux nouvelles technologies, encore moins à l’art? Les premiers indices qui m’ont frappé étaient liées à des pratiques artistiques; j’ai remarqué qu’une nouvelle génération d’artistes femmes nées après 1989 émergeait dans le monde de l’art. Des pratiques considérées encore il y quatre ans comme de niche et marginales, ont maintenant trouvé leur place au niveau institutionnel. Amalia Ulman est un excellent exemple. Elle fait partie d’une catégorie d’artiste se proclamant féministes tout en utilisant et manipulant leur propre image de façon assez surprenante, à l’aide d’esthétiques soft-porn ou l’utilisation compulsive de “selfies”, stratégies entrant en complète contradiction avec le féminisme de la 3ème vague, qui rejette le concept de femme objet. Cela dit, de telles stratégies permettent d’attirer l’attention et les réseaux sociaux servent de vecteurs d’amplification. Ansi une image sexy relayée sur Facebook et instagram permet de diffuser un message (politisé ou non) à un plus grand nombre.


Illustration: compte Instagram d'Amalia Ulman (extrait)

Julien Gremaud: A ce propos, l’accent est mis davantage sur les échanges entre conférenciers n’est pas?

Elise Lammer: En effet, j’ai tenté cette année de renforcer les interactions entre les intervenants, d’une part et les thématiques d’autre part. En effet, les conférenciers peuvent pour la plupart apporter des connaissances spécifique sur des sujets précis mais aussi donner un avis éclairé sur le reste des questions abordée. Ils ont d’ailleurs tous à un moment donné de leur carrière scientifique ou artistique collaboré entre eux, ou échanger des idées. Ce réseau de compétence reflète d’ailleurs très bien la construction contemporaine de réseaux de connaissances et de débat critique émergeant souvent par le biais des réseaux sociaux.

Julien Gremaud: Est-ce une façon d’encore plus démocratiser le débat autour du symposium, de le rendre plus accessible?

Elise Lammer: C’est plutôt à toi de me le dire. Est-ce que les sujets te semblent plus abordables que l’année dernière?


Julien Gremaud: Il s’agirait plutôt de la structure qui est plus aérée et permettra davantage d’échanges. Cela s’explique peut-être aussi par le fait que ces questions sont, comme tu l’as dit précédemment, traités plus publiquement qu’auparavant. Mais je pense notamment à la présence Gabrielle Marie (de la fondation Wikimedia CH), soulevant des questions qui débordent largement du spectre artistique et technologique. 

Elise Lammer: C’est très intéressant de constater que ces questions relèvent de moins en moins du domaine de niche dans le milieu de l’art contemporain en Suisse, et qu’en effet elles sont désormais relayées par des médias populaires et complètement intégrées dans les pratiques artistiques, même en Suisse. A l'instar de certains projets d’étudiants des écoles d’art suisses, qui prouvent que ces questions sont tout à fait populaires. Nous étions donc un petit plus dans la niche l’an passé, mais le débat est néanmoins toujours nécessaire.

Photo: Symposium Post Digital Cultures 2013 ©Urbaines

Julien Gremaud: Le symposium prend de mêmes des formes autres qu’ex cathedra: PHIL, par exemple, le chat proposé par Cécile B. Evans tout au long du festival les Urbaines, la cryptoparty de même, mais aussi, on en parlait ci-dessus, la conférence d’Amalia Ulman. Sentais-tu ce besoin de sortir des conventions de conférences pures et dures?

Elise Lammer: L’édition 2013 a montré que deux jours de conférences était la durée optimale. Cela permet une immersion totale dans des nouveaux sujets, sans pour autant surcharger l’audience avec des sujets parfois très pointus. Cela dit, cette complexité rend le symposium parfois très intense. Depuis le départ, l’idée était d’avoir une forme alternative qui accompagnerait les conférences. Patrick de Rham et moi-même n’abandonnons pas l’idée de faire une exposition qui apparaitrait en parallèle, qui viendrait complémenter les sujet abordés durant les conférences. Cela dit, n’ayant pas encore trouvé l’espace adéquat, nous avons décider de développer le musée online d’une part, et avons d’autre part ajouté des formes alternatives et la présentation d’oeuvres originales durant le symposium.


Julien Gremaud: Revenons au workshop: chaque spectateur peut donc prendre son ordinateur portable…

Elise Lammer: Exactement. Paul Feigelfeld donnera une introduction à la cryptographie. Qu’est-ce que la cryptographie? Quelles sont les idées derrière les techniques de codage d’information, qu’elles soient d’origine politique ou économique? Comment les acteurs culturels appliquent-ils ces techniques à des fins artistiques?

La cryptologie reflète un esprit de communauté du fait qu’elle n’est efficace que lorsque un nombre critique de personnes désirant communiquer décide de coder les données sortantes et entrantes. Lors de la cryptoparty, les participants sont donc invités à prendre leur laptop et pourront télécharger les outils de base sur notre site. Une cryptoparty, c’est donc cela, paradoxalement il n’y aura pas de fête (rire). Ceci dit, ce workshop sera très interactif, même s’il ne s’agira que d’une introduction, car le cryptage de données à long terme demande des connaissances plus spécifiques. L’idée était plutôt de sensibiliser le public à l’impact social et politique de la protection des données online.


Illustration: Museum of Post Digital Cultures,  capture d'écran (décembre 2013)


Julien Gremaud: Le Museum of Post Digital Cultures va-t-il se réactiver après le symposium?

Elise Lammer: Il est actuellement juste caché. L’URL a été masquée temporaire pour plus de clarté dans les informations relatives au symposium. Comme l’année dernière, toutes les conférences seront filmées puis archivées et automatiquement intégrées à la collection du musée. Le musée rouvrira donc ses portes dès la fin du symposium avec une exposition de Sabine Himmelsbach et Alexandra Adler de la Hauses für elektronische Künste (HeK) de Bâle.


Julien Gremaud: Quels furent les retour sur ce musée, après une année de présence online?

Elise Lammer: Le bilan est excellent, nous avons eu beaucoup de feedbacks positifs et énormément de visites tout au long de l’année. Le fait d’inviter des curateurs externes à diriger temporairement la plateforme s’est avéré une excellent stratégie pour enrichir le débat et faire connaitre l’initiative à un niveau international. En 2015, la formule restera la même. (En 2014, Paul Feigelfeld, Pieter Vermeulen, Christophe Clarijs et Karen Archey étaient les curateurs invités. ndr)


Julien Gremaud: Terminons en discutant de tes autres projets personnels, ainsi que, pour situer ton parcours, tes études passées et actuelles?

Elise Lammer: Depuis que j’ai fini mes études à Goldsmiths en 2011, j’ai travaillé à Vienne pendant une année pour la collection d’art Thyssen-Bornemisza, ensuite j’ai décidé de me consacrer entièrement à mes projets curatoriaux et me suis installée à Berlin ou je travaille en freelance depuis 2013. Depuis octobre 2014, je co-dirige SALTS (espace d’art à Bâle) avec Samuel Leuenberger. J’ai récemment organisé la seconde édition de Kunsthalle Roveredo, un projet de résidence d’artistes ayant lieu dans les montagnes des Grisons. La troisième édition aura lieu cet été. Je fais actuellement de la recherche pour Adrian Piper qui prépare sa participation à la Biennale de Venise et enfin suis en train de rédiger l’abstract de ma recherche doctorale que j’espère commencer l’année prochaine.