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12 décembre 2014

Natural Fair: Localité et globalité d’une musique post-digitale

Illustration: Enrico Boccioletti (spcnvdr.org/)
La digitalisation est souvent lue comme l’annihilation des distances. Le monde et les individus devenus interconnectés globalement, la notion de localité devrait alors perdre toute importance. Mais il suffit de creuser un peu pour se rendre compte que la réalité actuelle est bien différente. Si leur articulation et leurs significations ont bel et bien changées, local et global continuent d’exister dans une géographie d’échanges, de pouvoir et de luttes.

Comme rappelé par Stéphanie Monay dans son article sur le féminisme ou Elise Lammer dans son interview pour Think Tank, je crois que nous sommes aujourd’hui sortis d’une approche naïve de l’internet. Néanmoins du travail reste à faire tant des analyses dépassées continuent de s’exprimer dans les médias mainstream et au delà, diffusant une appréhension quasi-animiste du digital, pour en faire soit un démon, détruisant le privé, la communication ou les luttes concrètes, soit l’ange de la démocratie, libérant les peuples opprimés. Nous pouvons nous accorder sur le fait que l’internet constitue bien plus un champ, connaissant ses propres logiques tout en étant poreux aux logiques de la société, ainsi qu’une ressource connaissant des logiques de domination forte tout en pouvant être approprié pour des usages conflictuels.


D’un point de vue géographique, le digital a d’abord été perçu comme une forme d’achèvement du projet d’abolition de l’espace et du temps entrepris dès la première révolution industrielle du téléphone et des chemins de fers. La révolution digitale aurait supprimé toute différence entre global et local. Des exemples pourraient être choisis pour démontrer un tel phénomène, que ce soit la diffusion mondiale d’épiphénomènes comme le Harlem Shake ou le rôle central d’institutions mondiales comme google. Mais cette structuration des échanges culturelles n’est finalement pas si nouvelles. Le caractère transnational des échanges des produits culturels s’est développé dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et les différents genres et modes, majoritairement anglo-saxon, se sont répandus très rapidement au sein des différents pays. Certains avaient alors déjà argué de la fin des spécificités face à la machine de guerre de la mondialisation. Néanmoins, tout comme pour Harlem Shake, il faut dépasser l’apparente uniformité pour ce rendre compte que, à l’instar de l’internet en général, non seulement ces pratiques revêtent de significations différentes en fonction des contextes dans lesquels elles s’insèrent, mais aussi que les différentes scènes locales s’approprient ces pratiques pour les mettre en scène différemment. De plus, l’internet reste lui aussi fortement localisé, ses entités de stockage et de pouvoir ayant évidemment une existence matérielle précise dans des bureaux ou des bunkers.


Les deux dimensions de la localité et de la mondialité continuent ainsi d’exister. Néanmoins, il est vrai que le digital en a modifié la géographie et le répertoire. Il est par exemple évident que la digitalisation a produit un effacement des frontières entre les espaces sociaux. C’est surtout la séparation entre temps libre et travail qui s’est trouvée remise en cause. Mais on peut lire cette situation avant tout comme une conséquence de l’hégémonie néolibérale qui a su tirer profit des moyens qu’internet lui mettait à disposition, plutôt que comme un trait essentiel du digital.


En ce qui concerne la musique, sa mondialité digitale a peut-être amené un changement en terme de rapidité et de portée. Mais même des géants comme itunes n’ont pas d’impact sur le public comparable aux rôles qu’ont pu jouer les radios ou la télévision. L’omniprésence des moteurs de recherche rend plus difficile le matraquage. Par contre, le pouvoir s’est déplacé du produit aux softwares, ces derniers fixant les règles et les formats du marché de façon peut-être encore plus centralisée que lors de la mainmise des grandes industries du disque dans les années 70. Au niveau des localités digitales, certains changements peuvent aussi être perçus. Premièrement, les processus d’appropriation sont devenues beaucoup plus accessibles, les moyens de production et de diffusion de la musique ne nécessitant plus de passer par des auxiliaires. La notion de scène définie par Will Straw comme l’espace où se regroupent plusieurs acteurs en fonction de différents aspects comme la localisation, le type de production culturelle ou encore les activités sociales qui y sont pratiquées se trouve elle aussi transformée. Si des scènes territorialisées constituent encore la majorité des cas et que cet aspect continue d’avoir un impact fort sur la production, la question du territoire matériel est devenue une condition non nécessaire. Différentes formations peuvent très bien construire une scène en fonction d’affinités sans jamais se croiser en chair et en os. La scène de streamclubbing des SPF420, par exemple, permet via un Stream et un chat minimaliste de suivre différents sets de fête en appartement ou de personnes seules devant leur ordinateur. Dans la simplicité du set up et l’euphorie de communication soudaine et inattendue, on retrouve les promesses du début de la révolution digitale d’un monde qui nous ouvre des rencontres au hasard.