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01 octobre 2014

Poplucide : Nicki Minaj, un booty secoue le mainstream

Illustration: Thomas Koenig
Avec son dernier clip "Anaconda", Nicki Minaj a suscité de nombreuses réactions, souvent outrées, voir carrément violentes. Cet élan de slut-shaming, cette agressivité face à un comportement sexualisé féminin assumé, font prendre conscience de la présence toujours forte d’un discours sexiste et raciste au sein du mainstream. 

La sortie du clip "Anaconda" de Nicki Minaj n’est pas passée inaperçue, mais face à lui prédominait un rejet prenant prétexte d’une prétendue vulgarité du clip. Il suffit de parcourir les commentaires présents sous le clip sur youtube pour observer l’avalanche d’insultes, d’accusation de pornographie, de décadence, d’objectivation du corps de la femme. Nous ne reviendrons pas ici sur la musique elle-même du titre "Anaconda" laissant chacun décider de ses gouts pour ce tube ricain. Ce qui nous intéresse plus, c’est de comprendre ce qui a pu autant choquer les gens, alors même que la sexualisation du corps féminin est un trait des plus récurrents dans le mainstream. 


Dans "Anaconda", second clip de son nouvel album qui sortira en fin d’année, Nicky Minaj se retrouve donc dans un décor de jungle et se trémousse vigoureusement entourée de danseuses. Le thème principal des paroles et des visuels du clip n’est autre que son impressionnant booty, constamment mis en avant, que ce soit via un twerk de compète, ou le désormais fameux string rose étroit au possible. Si ce clip sexualise évidemment ainsi le corps de la chanteuse, cette sexualisation s’exprime d’une façon spécifique. Et c’est bien ces différences qui font que ce clip fait autant réagir. Ce qui dérange au fond, c’est que Nicki Minaj refuse la place qui est attribuée socialement à la sexualité féminine. Cette dernière est habituellement passive, présente en arrière fond, les femmes dénudées n’étant que les accessoires de chanteurs mâles. C’est une sexualité réduite à une fonction décorative, le clip "Blurring Lines" constituant l’exemple récent le plus saillant de cette imagerie machiste. Nicki Minaj refuse ce rôle de faire valoir, s’empare du premier plan et exprime sa sexualité avec joie et puissance. 


Le slut-shaming, adrressé avec violence envers Nicki Minaj, tend aussi à imposer un rôle aux femmes. Elles doivent être "comme il faut", faire preuve de pudeur et de discrétion, sinon elles sont traitées de salopes. "Anaconda" peut être ainsi lu comme un attentat à la pudeur, Nicki Minaj exprimant sa liberté d’exprimer sa sexualité avec force, à l’instar des hommes. Le discours du slut-shaming est d’autant plus problématique qu’il est parfois repris par certaines féministes, à travers l’argument du refus de la marchandisation et de prostitution du corps féminin. Mais refuser au corps féminin la liberté d’exprimer sa sexualité comme il l’entend, n’est-ce pas également lui assigner un rôle ? Qu’est-ce que liberté de disposer de son propre corps, s’il faut constamment le cacher, suivre des règles précises ? Défendre cette vision, c’est en partie cautionner l’idée que toute femme portant une mini-jupe serait forcément une salope et en arriver à des conclusions liberticides recommandant aux femmes de ne jamais sortir seule le soir, de s’enfermer à double tour, … comme l’avait proposé un temps le gouvernement français. A l’inverse, la façon dont le corps est présenté dans Anaconda souligne sa toute puissance. Nicki Minaj exprime une appropriation et une force revendiquée contre la réification : son corps ne représente plus un objet dans l’attente d’être possédé mais bien le sujet libre et actif. 


D’autres éléments du clip viennent accentuer cet aspect. Ainsi est exprimé l’absence de besoin du masculin. Dans un registre moyennement fin, on voit ainsi Nicki Minaj jeter négligemment une banane à un moment de la vidéo. Surtout, c’est le second clip de Nicki Minaj de suite où une star masculine apparaît alors même qu’il ne contribue en rien à la chanson. Après the Game dans "Pills N Potions", c’est au tour de Drake de jouer le rôle de simple figurant, dans une scène où Nicki Minaj le subjugue par une lapdance de folie avant de le laisser à terre quand celui-ci tente de la toucher. On peut y voir une stratégie pour retourner l’idée que tout featuring mixte représenterait un moyen pour les femmes d’obtenir de la légitimité auprès des seuls détenteurs naturels : les hommes. Ici au contraire, la seule légitimité artistique revient à Nicki Minaj. Elle pèse tellement que des hommes reconnus sont prêts à se contenter d’une simple apparition. Peut-on conclure de ces différents éléments que Nicki Minaj et son clip représentent une percée féministe, chamboulant le patriarcat du mainstream?


La réponse n’est évidemment pas univoque. Stuart Hall rappelait dans sa déconstruction du populaire (1981) que les phénomènes culturels ne sont pas "soit totalement corrompus soit totalement authentiques" mais bien plutôt "profondément contradictoires" : le mainstream est un champ de bataille permanent où la culture populaire est sans cesse réarticulée par l’industrie culturelle pour qu’elle corresponde aux visions du monde hégémoniques. Néanmoins, cette lutte implique la présence de processus de subversion et de résistance au sein même du mainstream. Ainsi, si la performance de Nicki Minaj se retrouve bien récupérée par une industrie qui en tire des bénéfices, elle permet en même temps d’exprimer des éléments allant à l’encontre des rôles attribués par notre société sexiste. La violence des réactions qu’elle suscite en étant un premier indice. De plus, pour indiquer que cette interprétation d’"Anaconda" ne tombe pas du ciel, il suffit de se rappeler à qui on a affaire : Nicky Minaj a remporté en tout 60 récompenses et gagné près de 30 millions de dollars en 2013, ce qui en fait la femme n°1 dans le monde du hip-hop. Parmi les stars féminines du mainstream américan, elle est une des rares à raper, genre généralement réservé aux hommes, et non pas chanter en mode R’N’B. Elle s’est de plus souvent exprimée dans différentes interviews pour dénoncer le manque de reconnaissance qu’elle subit du fait qu’elle soit une femme au sein d’un milieu du rap largement dominé par les hommes. Nous lui laissons la conclusion : "I’m the queen of New York. I’m the king of New York" .