P'tit Quinquin de Bruno Dumont, 2015 |
Objet aussi étrange qu'extraordinaire, P'tit Quinquin narre une enquête policière dans le nord de la France dans la région de Boulogne-sur-Mer. Une série de meurtres à répétitions a lieu dans un petit village habitué à la tranquillité, où les habitants sont fortement marqués par l'usure du temps et de la solitude. C'est par cette enquête menée par un duo d'inspecteurs insolites que nous découvrons ce monde étrange où une bande de gosses épie de loin la découverte petit à petit des cadavres. Dit comme ça, rien d'hilarant. Car la magie de ce long-métrage éblouit de par le mélange comique des personnages et l'ambiance dramatique du sujet.
Humour versus horreur
La presse a beaucoup parlé de l’humour
employé dans P’tit Quinquin et de la manière dont Dumont s'est lancé dans ce nouveau domaine sur lequel il n'avait encore jamais travaillé auparavant. Alors qu'on aurait pu craindre à une forme d'humour intellectuel et pompeux, Dumont nous prend à contre-pied en proposant un humour où chutes, expressions mimétiques et dialogues sont au centre de la tension dramatique. On n'avait pas vu ça depuis très longtemps dans le cinéma français. Quand certains évoquent les Fantômas, Dumont répond Jean Epstein et Kubrick. Avec le recul, en tant que spectateur vierge, l'humour de P'tit Quinquin va plutôt chercher dans le farfelu de Chaplin, dans l'absurde de Dupieux (Steak) ou le surnaturel des premiers Lynch. Où comment mixer Bienvenue chez les Ch'tits et True Detective.
Dans P'tit Quinquin, l'humour n'est pas juste l'un des éléments flottants secondaires qui surgit au bout d'un dialogue interminable entre deux protagonistes. Il fait partie intégrante du film et des corps qui l'arpentent. On est ici dans un monde en perdition, où le Diable s'est installé et agit sur les espèces vivantes qu'elles soient animales ou humaines. Dans cette atmosphère, l'humour virevolte et rend loufoque la moindre scène de crime ou d'embuscades improbables. Il pénètre les corps, les fait perdre l'équilibre et danser face aux crimes. Ce paradoxe permet ainsi de manier, de façon magistrale, le rire avec l'horreur à la manière d'un Baudelaire qui maniait l'or et la boue : "Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or". Mais c'est plutôt Zola et son roman expérimental qui sont cités (le premier épisode s'intitule "L'bêt'humaine") et c'est vrai que nous ne sommes pas loin de La Terre ou du romain sus-mentionné tant Dumont entreprend une étude de l'espèce humaine brutale et franche, où la comédie se bat contre l'horreur.
La parole inutile
Dans une séquence du troisième épisode, le commandant van der Weyden se retrouve dans un restaurant de bord de mer. Il est avec son supérieur et discute de l'affaire. Leur discussion est sans arrêt interrompue par le boucan que fait un couple d'Anglais présent dans la salle avec leur fils atteint psychologiquement. Le handicapé mental renverse des couverts et empêche le dialogue. Mais comme dans tout le reste de la série, la parole n'est pas nécessaire et ce sont les gestes des personnages et la situation qui révèlent un élément enfoui. Ici, ce qu'on découvre ce n'est pas que l'affaire stagne, mais plutôt qu'il y a un "malade mentale qui rôde et qui fait beaucoup de bruit". Cette présence perturbante lève ainsi le voile sur le dernier quart de la série.
Cette parole inutile, on la retrouve plus tôt lorsque les deux inspecteurs se retrouvent dans un abattoir et qu'un vétérinaire leur adresse la parole avec l'accent du nord muni d'un masque qui obstrue sa bouche : on ne comprend strictement rien à ce qu'il dit et le dialogue s'étire. Plus tard, van der Weyden pose des questions à un suspect et ne comprend pas sa réponse et se tourne vers son adjoint qui "traduit" ce qu'il vient de dire. Là aussi, sa réponse n'apporte rien et van der Weyden se retrouve dans la voiture, levant son majeur face au spectateur sans que l'on comprenne pourquoi. P'tit Quinquin est fait de trait d'humour et de parenthèses de rires qui enveloppent toute cette histoire où l'on s'attache aux personnages qui vivent à l'intérieur d'un cadre délimité par le réalisateur : quand le commandant moustachu fait l'avion ou qu'il fait une roulade pour éviter les tirs du jeune Mohamed, le personnage s'empare du cadre et s'y jette avec bêtise pour fuir les ténèbres qui l'entourent.
La parole ne sert plus le récit, elle l'alimente en effet comique : les "Carpentier" lancés par le commandant ou les "allez on y vo !" surpassent la narration pour offrir des leitmotivs vocaux que l'on se délecte d'entendre à répétitions.
Morts les enfants
Le rôle et la place des enfants relèvent d'une autre problématique. Ils sont là, regardent l'enquête avancer et agissent comme des adultes. Ils représentent le vrai amour (P'tit Quinquin et Eve), découvrent le passage secret et s'habillent comme des grands. Leur relation est mature. Mais lorsque P'tit Quinquin est avec sa bande, il se transforme, il devient le leader, celui que l'on respecte et qui n'hésite pas à détruire ce qui l'entoure : à lui seul, il fout en l'air une messe d'enterrement l'orchestrant par les envies vicieuses qui lui viennent en tête. Il se moque du monde et représente en quelque sorte le fruit dans lequel il ne faut pas croquer.
Dumont est un mystique et l'influence de la religion et du diable sont extrêmement présents dans son discours. C'est au moment où leur relation démarre concrètement (un baiser alors qu'ils sont cachés derrière un mur) qu'arrive l'oncle de Quinquin, de retour dans la maison familiale. L'oncle, c'est le démon ; ou plutôt le corps qui renferme le Mal (il faut bien une carapace à l'esprit). La relation amoureuse débute donc en même temps que l'arrivée du malin et c'est toute cette évolution à distance qui agit en filigranes au fil du temps de la série. Lorsqu'à la fin la grande soeur de Eve est retrouvée exterminée par les cochons, P'tit Quinquin la prend dans ses bras et regarde au loin la ferme voisine. Derrière lui, l'oeil de l'oncle scintille après que van der Weyden se soit accroupi devant lui, à l'image d'une imploration divine.
Cette image - l'une des plus fortes du film - met en scène les deux entités volatiles de l'histoire. Volatiles car en manque d'équilibre : les tournoiements fous de l'oncle agissent en écho des titubations gestuelles du commandant de police. Ils sont les deux errances du film, les deux pôles opposés qui devront tôt ou tard se rencontrer. Lors de ce face à face final, le flic met un genou à terre et pétrit la terre d'une main : "ça sent bon la terre mais ici elle est aigre" dit-il en se tournant vers M. Lebleu. Lorsqu'ils se retrouvent ensemble, l'oncle malin ne bouge plus et le Brouillard (le surnom du commandant) s'applique à chercher un équilibre. Alors on se trouve, pour un instant limité, sans vertige et sans risque de chutes (comme on tombe beaucoup dans le film) et l'on met à plat la situation : c'est ici que se trouve, peut-être, la réponse. Les minutes qui suivent sont renforcées par une musique grave, classique et macabre, qui emporte tout ce petit monde vers la fin inéluctable d'un objet filmique intense, profond, guidé par une puissance artistique rarement vu dans le cinéma français.