MUSIQUE      CINEMA      ARTS VISUELS      LIVRES      POP LUCIDE      POST DIGITAL

10 septembre 2014

Boyhood : comment parler d'un film tronqué par ses spécificités de production ?

Illustration: Julien Gremaud
Boyhood raconte l’histoire d’un jeune texan que le spectateur suit de son enfance à son entrée à l’université. Jusqu’ici, rien de vraiment appétissant car c’est dans la production de l’œuvre que le film contient son originalité. En effet, le réalisateur Richard Linklater (connu notamment pour le "classique" du cinéma indé américain Dazed & Confused) a choisi une façon toute particulière de filmer ses acteurs : le tournage a duré 12 ans, à raison d’une petite semaine par année, dans le but de réellement voir ses acteurs-personnages grandir, et affronter le temps qui passe.


Mais posons la question qui nous intéresse tout de suite : comment analyser, ou plutôt "critiquer", un film de ce type ? Car le travail de critique est bien celui de prendre en compte une œuvre sans pour autant connaître les divers aléas de sa production (même si cela reste ouvert bien entendu). L’exercice que nous allons entreprendre est le suivant : une critique du "film pour le film", et une critique du film globale, avec tout ce que nous avons tous entendu autour du film, avec ses caractéristiques globales propres.

La critique du film pour le film

Boyhood raconte l’histoire de Mason, jeune texan qui grandit principalement avec sa sœur et sa mère. Olivia (Patricia Arquette) est une jeune maman et n’a pas connu les années de "sorties" et de jeunesse grisante, étant passée directement de l’adolescente à la mère de famille. Elle quitte donc le père de ses enfants (l’excellent Ethan Hawke), jeune adulte qui vogue dans l’illusion et profite jour après jour de la vie, sans se poser trop de questions. Mason est le spectateur de l’évolution de cette famille et regarde passer les nouveaux compagnons de sa femme, tous alcooliques, limités intellectuellement, accablés par une Amérique profonde qui les bouffe de l’intérieur : l’un est un Bush réactionnaire et l’autre un militaire insatisfait. A se demander si plus caricaturale c’est possible. Sur une bande-son qui se veut celle d’une vie, Richard Linklater propose des moments anodins du début d’une vie, tout ce qui précède l’âge adulte : les jeux vidéos, les copains, les départs, la rupture, la famille et les premiers boulots, l’amour.

Si l’évolution et les changements physiques de Mason et sa sœur sont étonnants de réalité, la réalisation du film laisse tout de même un grand vide et propose des instants qui semblent avoir été piqués d’un clip de Bright Eyes. Les chansons – toutes très road-movie – peinent à marquer le film d’une identité propre tant celles-ci ont déjà été entendues partout, au drugstore ou aux arrêts de jeu du SuperBowl (Wilco, Flaming Lips, Black Lips, Arcade Fire, The Hives). Le cinéaste donne l’impression de ne s’attarder que sur des discussions flotantes entre un parent et son fils, ou une sœur et sa mère. Le film ressemble en somme à un Dazed & Confused pour enfants, le scénario en moins et la profondeur en moins. Ca ressemble – en loupé – un peu à ce que s’intéressaient à faire certains précurseurs de la Nouvelle Vague quand ils décidaient de filmer une histoire sans en connaître la fin (Adieu Philippine de Jacques Rozier).


12 ans pour ça

Bon allez, soyons gentil, prenons en compte la totalité de la chose : Boyhood est donc un film réalisé sur 12 ans, où Linklater a tourné chaque année pendant une semaine avec les mêmes acteurs. Qu’apporte cette information, certes touchante, au long-métrage si ce n’est qu’on voit réellement un garçon grandir ? Des films très banals dans l’histoire du cinéma l’ont déjà fait. Le plus populaire de tous ? Harry Potter. Pourquoi cette série a tant marché ? Parce qu’il y avait une bonne petite histoire certes, mais surtout parce qu’on suivait l’évolution d’un petit garçon qu’on avait connu enfant, avec ses petites lunettes rondes et sa coupe au bol, et que des millions de personnes l’ont vu grandir. Et si le succès a perduré, c’est parce que sur sept films, on retrouvait à chaque fois les mêmes personnages qui, en tant qu’acteur autant que protagonistes du film, grandissaient. Dans Boyhood, c’est la même histoire sauf qu’il s’agit tout bonnement du (seul ?) centre d’intérêt du cinéaste (notons qu’une allusion est d’ailleurs faite avec Harry Potter dans le film). Alors évidemment, ça va plaire à beaucoup de mums, à beaucoup de jeunes filles et aux jeunes adultes nostalgiques de revivre cette tranche de vie. Mais comme le dit, tel un aveu du réalisateur, la mère de Mason à la fin du film : "j’en attendais plus".

Se serait-il dit une fois terminé son œuvre qu’elle n’était pas si originale que ça ? Rappelons que le film s’est révélé à Sundance, que le public américain (mais aussi européen) en est devenu fou très vite et qu’on parle même d’une chose jamais vue dans l’histoire de cinéma (c’est ainsi que le film est vendu sur son affiche promotionelle). Le film, il est vrai, donne ce qu’on attend de lui, mais sans rien de plus. La seule grande prouesse qu’il faut laisser au réalisateur, est de ne pas avoir chapitré les changements d’année. C’est en effet assez beau parfois, tragique et saisissant de voir, d’un plan à l’autre, comment l’âge change Mason. Mason, mais aussi sa sœur. Car si le film, le public, les critiques et même son réalisateur se concentrent sur Ellar Coltrane (Mason) jusque dans le titre (Boyhood), il ne faut pas oublier sa sœur qui grandit avec lui. L’actrice Lorelei Linklater (qui n’est autre que la fille de réalisateur) est tout autant importante et étonnante que son frère fictionnelle. Très présente en début de film, elle s’éloigne petit à petit de l’image et du terrain pour laisser plus de place à son frère, alors qu’elle n’a rien envier au très swag Ellar.


Cinéma "expérimental"

Les seuls moments percutants sont rares : les discussions avec le père (avant le match de baseball ou sur l’idéal Black album des Beatles) ou les dialogues entre les deux frère et sœur lorsqu’ils sont jeunes. Linklater tente à sa façon un "cinéma expérimental" dans le sens où Zola l’entendait : mettre des personnages dans une situation, dans un lieu, et voir comment ceux-ci agissent entre eux. Loin de la complexité des Rougon-Macquart, le film participe à un travail intéressant sur le temps qui s’écoule mais sans jamais oser l’affronter de face et en détournant toutes les questions pour ne laisser paraître que l’unique histoire de production du film. Et ce qui fait plus peur, c’est que l’objet semble titiller le spectateur vers un voyeurisme vicieux, celui de suivre la vraie vie d’un homme de près, tel Loft Story ou comme l’avait même imaginé Peter Weir avec Truman Show.