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19 décembre 2012

A mort la world music: un futur musulman

Photo: Charlotte Krieger
Dans une ère post-révolution arabe et où la religion musulmane reste un des axes culturels les plus utilisés dans la représentation du monde contemporain, A Mort La World Music se penche sur la puissance et la beauté de beats musulmans pour mieux déconstruire les discours ambiants souvent islamophobes et réactionnaires. Fort dans les oreilles, Fatima Al Qadiri et la compilation INDONESIA POP NOSTALGIA.

La rubrique A Mort la World Music a été pensée comme une critique de la catégorie même de World Music, parce que cette dernière n'était jamais remise en cause, alors même que son influence grandissante est sans cesse soulignée. Le problème de cette catégorie est qu'elle institue la différence des musiques non occidentales, tout en les associant à une forme de folklore, déniant ainsi la modernité à tout ce qui sort des circuits européens (et encore une Europe dont la frontière Est se situe au niveau de l'Allemagne) ou nord-américains. On se trouve en fait dans un discours typique du néo-colonialisme: le tiers-monde ne serait pas encore entré dans l'histoire, la modernité étant une propriété exclusivement occidentale. Le trait folklorique finit par ne plus désigner un savoir populaire mais une forme de racisme dans une société néo-coloniale où la diversité ethnique se voit instrumentalisée à des fins racistes. Pour ceux qui connaissent, Oskar Freysinger en est un des fiers exemple. Son discours consiste à reconnaitre le droit à la différence pour mieux affirmer une hiérarchie et une discrimination. Ainsi, pour la culture, la world music est célébrée du moment que sa différence est essentialisée de façon à ce qu'elle ne puisse pas modifier le monde occidental du fait de son irréductible différence. On veut bien d'une épicerie africaine, c'est joli et exotique, tant que la clientèle ne fait pas trop de bruit et ne traîne pas trop. La catégorie de world music ressemble à cette épicerie exotique, on l'accepte à bras ouvert tout en lui refusant toute légitimité à modifier notre propre culture ou même sa valeur face à la culture actuelle.


Dans cette optique, la culture liée à l'Islam subit actuellement un feu dense et incessant. Le ramadan se voit associer à un vol de petit pain au chocolat et la femme à burka est devenu le fantôme hantant l'ensemble des débats de société. Préjugeant la différence des civilisations liées au culte musulman, le discours dominant veut en faire des sociétés fondamentalement en retard. Au niveau politique, c'est ainsi que le féminisme a fini par être utilisé par la droite dans des discours racistes, excluant les acteurs musulmans de tout légitimité politique. La victoire d'un parti lié à la religion est d'emblée lu comme une mort de la démocratie, ces préjugés imposant le modèle occidental comme prisme de lecture universel, ignorant tout des réalités politiques nationales, avec pour toile de fond l'affirmation de la supériorité et l'avance de la société occidentale, elle-même définie comme laïque ou profondément chrétienne, cela dépend du débat. Au niveau culturel, cette discrimination prend parfois l'allure de l'éloge. On rappelle ainsi la grandeur de la culture musulmane mais ceci toujours dans un passé mythifié, reprenant au fond la vision orientaliste. On est de retour à l'image de l'épicerie. La culture musulmane serait formidable, leurs artisans sont des orfèvres pour confectionner le portail de votre jardin et le couscous c'est sympa et pas si mauvais. Mais attention, tout cela n'est qu'un plaisir exotique, n'a aucun droit dans l'espace public et ne saurait prétendre à aucune modernité. La viande halal est devenu une phobie hystérique et qui a déjà entendu parler de la culture musulmane contemporaine? On en revient toujours soit au folklore traditionnel ou aux bizarreries d'une civilisation soit disant au retard.


Par "A Mort La World Music", il s'agit de refuser ces préjugés racistes occidentaux-centristes pour affirmer la modernité absolue de la culture musulmane et appeler à ce qu'elle influe sur l'ensemble des sociétés. Il ne s'agira pas ici de fétichiser l'appartenance à la religion mais de se pencher sur des artistes, pratiquants ou non, croyants ou non, au fond on s'en fout, mais qui baignent dans une culture marquée par l'Islam ou qui se l'approprient. Le titre de la compilation INDONESIA POP NOSTALGIA et surtout l'utilisation du terme "nostalgie" pourraient laisser penser que le label Sham Palace se situe dans une démarche typique de la recherche de l'exotique. Pourtant à l'écoute des différents titres de l'album, on ressent au contraire une modernité dévorant tout sur son passage. On se situe dans les années 1970 et 1980, époque où la musique se lie d'emblée comme transnationale. Les genres anglo-saxons, détenteurs d'une véritable hégémonie culturelle, se développent à travers le monde. Mais cette hégémonie n'implique pas pour autant une reproduction servile. Au contraire, dans chaque pays, dans chaque scène, on assiste à une appropriation des genres. Ici en Indonésie, pour rappel le pays comptant le plus grand nombre de musulmans, la pop joue avec la tradition musulmane et ses nouveaux styles pour les faire exploser tout deux. Ainsi, certains titres comme "Borondong Garing" de Bimbo s'appuie sur des bases mélodiques particulières pour produire des ballades bouleversantes au possible, les voix féminines y étant pour beaucoup. D'autres comme "Mari Bergoyang" de Dina Mariana pousse le cocktail pop-funk-psyché jusqu'à l'explosion du plaisir. Toutes affirment leurs spécificité dans une modernité évidente, se montrant capable de réinventer la pop à leur propre sauce, mélangeant influences particulières et inventivités stylistique. A travers cette nostalgie indonésienne, c'est en fait le vrai visage de la pop 70s anglaises qui nous ait donné à voir: un style (funk, disco, rock) adapté aux traditions culturels britanniques.


Pour en venir à l'actuel, passons à Fatima Al Qadiri. Si elle vit à New York, elle est née au Sénégal puis a vécu au Koweit, deux pays à très forte majorité musulmane. On aura jamais assez dit tout le bien que l'on pense de son premier EP, GENRE SPECIFIC EXPERIENCE, qui en 5 titres poussait à la perfection l'exercice de style. Fatima Al Qadiri y réinterprétait, déconstruisait le hip hop, le juke, le dubstep, l'electro-tropicalia et la trance grégorienne avec un talent qui dépassait de loin le stade de l'exercice pour se situer dans l'excellence jouissive. Son dernier EP, DESERT STRIKE, varie moins les registres et se veut plus biographique. En effet, son point de départ réside dans un jeu vidéo du même nom qui se déroulait en pleine Guerre du Golfe, que Fatima Al Qadiri a vécu de l'intérieur. Les cinq titres de l'album explorent musicalement un son fait de violence informatisée, à la fois sublimé et concret. Des chants grégoriens côtoient le bruit de détonations. Fatima Al Qadiri excelle tout simplement dans une relecture du grime, qui s'approprie la matière sonore de jeux vidéo anciens sans jamais tomber dans un registre rétro. Au contraire, des titres comme "War Games" ou "Hydra" sont en pleine emprise avec le contemporain, mêlant les styles les plus en vogue, grime, hip hop, dub avec un matériel brut, plongeant dans l'univers concret de notre culture actuel, faites de données informatiques, que ce soit dans les jeux-vidéo, la retranscription de la guerre via la télévision, dont la guerre du Golfe fut justement le premier exemple mondial, et un web de plus en plus englobant et déterminant dans les formes que prennent la vie.


Un autre aspect de la création de Fatima Al Qadiri qui intéresse A Mort La World Music réside dans ses différents mix, tous disponibles sur son site et extrêmement recommandés. Au fond, ils représentent l'idéal de cette rubrique. En solo, sous le nom de Ayshay, elle rassemble dans des mixes totalement fous des chants musulmans, religieux ou non, avec des sonorités électro. MUSLIM TRANCE rassemble ainsi des chants sunnites et chiites a capella sur une trame entre euro-dance et grime. Dans un autre mixe, WARN U, pour le magazine Fact, Ayshay prend encore plus de liberté avec la base sonore et mélange chant religieux et hit arabes pour un résultat totalement fou, la house tendue côtoyant les tubes du Moyen-Orient. Islam et électro se percutent et, pour le plaisir de tous, personne n'en ressort indemne. Mais Fatima Al Qadiri ne s'arrête pas au monde musulman. Pour le magazine DIS, elle tient une chronique intitulée Global.Wav dénichant des trésors partout dans le monde. De cette entreprise de collection, sortit un premier mix très ninetises, en mode nuque rasée et acides dans le sang, puis un deuxième véritablement global: Iran, Vietnam, Turquie, ... Le tout est parfaitement mixé ensemble et rehaussé de rythmiques pour donner à entendre la musique d'un monde globalisé, libéré de tout centre. Les différences ne sont pas abolies, mais elles apparaissent dans une égalité de légitimité. Ces mix de Fatima Al Qadiri réalise ainsi le rêve de la mort de la world music: les trésors se découvrent et se rencontrent dans une osmose qui refuse la fétichisation de la tradition ou des frontières. Tous véritablement actuels, une fois le colonialisme culturel enfin récusé.