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22 décembre 2012

Dans. La. Horde.

 Illustration: Charlotte Stuby
Ecrit phare et récit fleuve, roman langue, roman ventre, conte-marche et histoire-tête, feu, sol, nuage et vues, breuvage et crue, quête et sillage, épique jusqu'à la moelle, fin filant fort comme un tendon le dernier Damasio (2004) est un monstre. 

On le savait déjà. Même si non, pas tout à fait, en fait, on le sait jamais vraiment et on le saura jamais assez. Et ça peut, les autres, les abrités du crâne, les essoufflés, tous ils peuvent arguer après, caqueter, geindre ou miauler mais ça lâche pas, jamais, parce que c'est fait avec le courage, avec les tripes, avec les veines, avec la morgue et la verve et l'envie, cette histoire que Damasio a appelé la Horde du Contrevent et rien qu'à en écrire le nom là y a les larmes qui viennent avec hérissement de poils de haut en bas. Un de ces textes dont Nietzsche dirait qu'il est vrai parce que rédigé avec le sang.  


1)Géoglyphes (pour la forme) 
Commencer par le milieu, qui est le moment ou le lieu d'où ça part ou d'où ça fuit, et d'ailleurs le livre il s'ouvre sur une citation de Deleuze dont on entendrait presque la voix chevrotante (ABCdaire, à voir) expliquer qu'il y a toujours un manque, qu'on sait jamais comment ça se tient ces choses qui nous touchent, musique ou livre, film ou tableau, parce que dépourvu de la stature rassurante d'un système. Pas de fondations donc, pas d'assises, que des écheveaux, des filins, qui  pourtant tendent dans leur entrelacement fragile à une même délimitation thématique, celle de la quête. Qu'on se le figure quand même dans la correspondance du signe et du sens (juste évoqué : l’absence de socle) pour donner une contenance, même partielle : c'est un monde balayé et forgé par le vent. Un univers-souffle, un cosmos-pneuma  (élément qui en y pensant/passant, pour les grecs d'Elée, ceux d'avant Socrate et la métaphysique, se trouvait à l'origine du vivant et plus largement des êtres, de l'Être), l'un façonnant irrémédiablement les constituants de l'autre,  individus, créatures, villes et paysages. Sous la houle alors, deux points, des ancrages: un devant, un derrière. Ils portent pour seuls repères, les noms diffus d'Extrême Aval et d'Extrême Amont. Entre les points, des traits tillés : Aberlaas, capitale de l'Aval, Chawondasee à la pointe de Lapsane, Port-Choon, Alticcio... Et entre, entre, alors ? le vaste vide mouvant, le sifflement de l'air, le déplacement des nues, le terrain sans cesse remanié, refondé, remodelé, et un groupe, 23 chercheurs ou parcoureurs, ceux de la Horde. Qui de l'Aval en Amont marchent contre le vent pour en trouver l'origine. Ils portent des noms détonnant, hybrides, exotiques, empruntés à toutes les nations du monde (le nôtre, cette fois) : Caracole, Oroshi, Sov, Firost, Talweg, Arval (dit « la Lueur ») Golgoth, Larco, Erg, Horst et Karst les deux jumeaux, Aoi et la belle Callirhoé, Coriolis, Sveziest et Barbak…  chacun et chacune porté(e) par une fonction, une place, une tâche au sein de la Horde : troubadour, aéromaître, scribe, pilier, géomaître, Traceur, braconnier, combattant-protecteur, ailiers, cueilleuse, feuleuse, croc, croc et croc... la liste est incomplète. Parce que c'est dans le contre que se révèlent les rôles. Le Contre, plutôt, avec majuscule (comme pour Traceur, celui qui vient devant, qui perse, qui file et trouve par où passer dans les courants, le 34ème, seul à traverser la terrible Passe d’Urle debout, le Goth), c'est-à-dire, avec une simplicité qui confine à l'intuition homérique, dans l'affrontement du vent, dans la progression sous et à travers les souffles. Non, il n’y a en a pas qu'un, de vent, ce serait trop simple, trop peu, mais pas moins de neuf. Neuf formes, dont seules six sont connues. C'est là encore que l'innovation stylistique de Damasio part à la conquête d'une cartographie fictive inexplorée en créant une typologie de l'air, dont la différenciation des termes tient à l'intensité du courant en question : ainsi au fil du périple, les protagonistes avancent-t-ils sous zéphirine, slamino, stèche, choon, crevetz, et furvent. La confrontation de la Horde avec ce dernier ouvrant le récit de manière biblique et dantesque (oui, les deux). Pour la forme, on s’en tiendra à ça, en ajoutant que de temps à autre, d’un coup d’épaule à l’autre contre la bourrasque, la Horde croise un « chrone »,  forme indescriptible sinon par sa rondeur, espace ou espèce dotée de possibilités réactives surprenantes (distorsion temporelles, modification de comportement ou transformation de tout individus passant à proximité) et vrillée seulement de « glyphes », ces signes aussi portés par chaque hordier comme un talisman à même le corps, attestant la symbiose profonde qui l’unit aux produits, même étranges et incompréhensibles, de son environnement. Et gare, un chrone peut en masquer un autre...  


2) Ramures nietzschéennes 
Si dans La Zone du Dehors (1997), la présence du philosophe allemand était perceptible (éclipsée pourtant par celle de Foucault), elle est palpable à tout moment dans La Horde et dirige la construction narrative, tisse le fil de la trame. Loin de constituer un élément romanesque issu de anecdote seule (Damasio aurait en effet songé à cet axe compositionnel en lisant un autre roman SF, La Pluie, puis affrontant peut-être la bise pour réintégrer son chez-soi, paf, épiphanie !), le « vent » déploie à tout moment ses ramifications de sens, étayant et épaississant le récit sans cesse. Pour la Horde, il rappelle l’affrontement, le défi, l’effort toujours renouvelé, constamment redéfini (le scribe Sov possédant même la capacité de le « lire » c’est-à-dire d’en sentir les modifications et la structure pour la reproduire ensuite sous forme de signes typographiques : ''  '  !!  ))  '   '   ,  ! ). Le vent symbolise aussi le passage, l’expression du mouvement, du « mû », qui anime chaque être, susceptible par ce biais à tout instant de se laisser saisir par la tentation de l’abri, de la stagnation, de l’abandon de la quête. Cette personnalisation de l’élément « air », clé de voûte de l’architectonique de l’individu met en perspective de manière saisissante la tension qui règne toujours en tout être humain entre le « faire » et le « ne pas faire », entre le « y aller » ou « ne pas y aller » corollaire du risque constant de se tromper, d’échouer. Cependant il n’y d’échec chez Damasio et dans le sillage de Nietzsche, que dans le refus d’affronter l’impulsion, dans cette stase qui est une mort à chaque fois. Ainsi Oroshi, l’aéromaîtresse, enseigne-t-elle aux hordiers que les deux dernières formes du vent sont intérieures, augmentatrices ou réductrices de la « puissance » qui croît en chaque être, qui pousse à se débattre, à ne pas lâcher. Cette puissance n’est pas la domination, comme on a trop cru le comprendre au fil d'analyses textuelles et autres commentaires historicisant de l’œuvre de Nietzsche : cette puissance, c’est la création. C’est par cette même verve que l’auteur anime, et entretient, et sculpte son récit, dans un soucis stylistique et thématique perpétuel d’expérimentation. Néologismes, expressions polyglottes, populaire ou savantes, dialectes inventés qui pourrait tenir tout autant du tchèque, du roumain ou du persan, Damasio compose un récit polyphonique ou chaque personnage fait montre de son individualité propre, atteste sa subjectivité, mêlant discours direct et rapporté. Il ne faut alors pas s’en effrayer, si l’abord premier du texte s’avère dense ou difficile. Parce que c’est seulement l’abord premier, le pas initial, coup d’épaule inaugural pour entrer dans le courant, entrer dans la Horde. Et la marque d’une intégrité profonde de l’auteur à la forme en même temps qu’au sens de son histoire. 


3) Perdre ?
Bémol en arrivant au terme quand même, en tout cas au début. La fin nous prend à la gorge comme un mauvais rhume, pire, comme un ennui, un déjà-vu. On peste, on sort boire un café ou fumer une clope, on tourne la dernière phrase dans sa tête, toute la quête. Ne plus y croire ? Renoncer aux élans, aux tempêtes, aux rages libertaires injectées dans le cerveau comme par intraveineuse paragraphe par paragraphe ?  Mais, ensuite on revient, on comprend la ruse, la malice, le subterfuge : c’est en cela que réside la « neuvième forme », d'un texte dont la parole coule comme le vent, parfois furieuse, parfois clémente, et par laquelle se trouve toujours appelé le lecteur, tant le récit damasien est tapissé de sens jusque dans son élaboration. Ce risque est celui qui accompagne tout projet, toute quête de sens vitale. C’est en y faisant franchement face, en jouant avec la peur de la fin que Damasio nous introduit vertigineusement à la destination du livre, dépassant les frontières seules de la fiction. Affronter la perte c’est être mis à l’épreuve, testé, pour encore physiquement, trouver la force d'enfoncer des portes, plonger pas à pas sa marche jusqu'à la cheville dans la fange et l'or du monde réel, intérioriser le sens comme on le fait d’une fable, d’un conte, d’une histoire vécue. Et l’emporter au-delà dans cette réalité qui nous recueille ensuite, comme à chaque fois peut-être, mais pas tant que ça parce qu’un peu moins fadement, un peu moins indifféremment. Le récit a tissé un apport tangible. Roman-terre, texte-cîme, qui, si dans son sac, enjoindrait à rire à la face gelée de l’Eiger. Qui de tout temps pousse et forge et force à former toujours sur son épaule un petit Arval, l'éclaireur, prêt à bondir.

Ensuite ? Ensuite laissez Joël Dicker à ses découillasseries friables de premier de classe médiatique et goinfrez-vous du pur, de l’épais, de l’épique, parce que la vie est courte et les livres qui vous donnent vraiment envie de la vivre, rares.