Photo: Baker Wardlaw |
Difficile d'échapper aux festivals de l'été avec leurs marées d'artistes, de stands bouffes et de cocktails exotiques. Plutôt que de rentrer dans une critique facile ou dans une simple sélection des must, Think Tank s'efforce de réfléchir à ce que représentent les différents gros festivals suisses, à qui ils s'adressent et ce qu'ils ont à nous dire sur le business du concert actuellement.
Julien:
Lu ici et là, alors que nous préparions cet article: « les festivals
sont-ils en péril? », ou, mieux: « Victime de leur succès, les festivals
jouent leur avenir ». Que nous apprend-on? Que, toujours plus nombreux
et plus chers, les rassemblements musicaux pourraient voir le ciel
s'"assombrir" sur leur avenir en Suisse. En prenant soin de relever
des cas de faillites anglaises pour bien marquer les esprits. Outre le
ton racoleur de ces quelques articles helvétiques semblant découvrir
qu'on n'est plus à l'heure des fleurs et du LSD dans les champs, on note
quelques pistes non négligeables, en dehors des traditionnelles
théories pas toujours exactes sur les surenchères budgétaires, ou sur la
concurrence, permettant de faire avancer le débat: multiplication des
intermédiaires, tare attaquant tous les domaines culturels, infiltration
des 4 Majors du disque dans la production. Et l'on ne parlera pas du
cas exceptionnel de Glastonbury, exemple de festival bordélique
n'arrivant pas à se redéployer chaque été, pour de nombreuses causes
diverses et souvent indépendantes du marché musical (la lecture de
l'historique du festival est assez cocasse).
Pierre:
Programmer un festival en Suisse, c'est faire face à autant d'avantages
que de difficultés. Pour ces dernières, il y a bien évidemment la
concurrence et les cachets exorbitants d'artistes qui ne vendent plus de
disques. Il n'y a qu'à regarder les têtes d'affiches des différents
festivals pour voir qu'on y trouve presque aucun groupe ayant sortir un
album digne de ce nom récemment.
Julien:
Propos que le toujours très pertinent Sébastien Vuiginer, indépendant
avec TAKK Production, pourra en partie contredire: « Il est faux de
donner la chute des ventes de CDs comme argument essentiel à l'explosion
des cachets (…) Je n'ai jamais entendu un artiste demander 20% de
cachet en plus parce que son dernier disque a vendu 20% de moins »
(24Heures, 22 juin). Toutefois, on observe avec pas mal d'étonnement ce
réveil soudain, révélant ce manque de repères dans un marché pourtant
ronronnant depuis des lustres. Pas besoin de faire HEC pour constater
que multiplication+chèrté+petit pays égal problèmes en
perspective (nonobstant le pouvoir d'achat suisse). En filigrane s'est
développé de drôles de stratégies de part et d'autres: évolution des
prétentions des musiciens, détérioration artistique de certains
festivals, appropriations de scènes par des marques (clairement visible
comme à la Primavera, de façon déguisée en Suisse), décloisonnement de
la musique appelée jusque dans les années 90 underground, ou arrivée de
(vrais) professionels de la communication dans la bataille.
Raphael: En effet, les stratégies quasi-palliatives prennent un essor hallucinant au travers de démarches de sponsoring nettement plus criardes qu'auparavant, les marques s'invitant non seulement sur les scènes en tant que sponsors de plus en plus visibles mais aussi en s'approchant de plus en plus de la programmation. Le meilleur exemple actuel est sans doute Red Bull et sa Music Academy: bien au-delà du simple partenariat, la marque a développé une véritable méga-plateforme proposant mixes, interviews, séminaires, enregistrements live et même soirées. Dans le cas du Montreux Jazz, la RBMA a pignon sur rue les jeudis au Café avec notamment Four Tet et le Brandt Brauer Frick Ensemble ou Pantha du Prince l'année passée et soutient, dans toute l'Europe des évènements à la crédibilité incontestable comme les nuits sonores de Lyon. Ainsi, la marque a su s'imposer dans le monde de la musique électronique. Du côté de la direction des festivals, on rechigne et tente bien souvent de limiter autant que possible les enseignes lumineuses et autres manifestations envahissantes du taureau sur les scènes tout en acceptant les soutiens considérables qui en proviennent. Ou fixer une limite? Quel regard porter sur cette ominprésence? Ces endorsements sont-ils générateurs d'une plus grande diversité musicale ou représentent-ils un danger (à part visuellement) pour les festivals? Difficile de se positionner sans passer pour le râleur.
Raphael: En effet, les stratégies quasi-palliatives prennent un essor hallucinant au travers de démarches de sponsoring nettement plus criardes qu'auparavant, les marques s'invitant non seulement sur les scènes en tant que sponsors de plus en plus visibles mais aussi en s'approchant de plus en plus de la programmation. Le meilleur exemple actuel est sans doute Red Bull et sa Music Academy: bien au-delà du simple partenariat, la marque a développé une véritable méga-plateforme proposant mixes, interviews, séminaires, enregistrements live et même soirées. Dans le cas du Montreux Jazz, la RBMA a pignon sur rue les jeudis au Café avec notamment Four Tet et le Brandt Brauer Frick Ensemble ou Pantha du Prince l'année passée et soutient, dans toute l'Europe des évènements à la crédibilité incontestable comme les nuits sonores de Lyon. Ainsi, la marque a su s'imposer dans le monde de la musique électronique. Du côté de la direction des festivals, on rechigne et tente bien souvent de limiter autant que possible les enseignes lumineuses et autres manifestations envahissantes du taureau sur les scènes tout en acceptant les soutiens considérables qui en proviennent. Ou fixer une limite? Quel regard porter sur cette ominprésence? Ces endorsements sont-ils générateurs d'une plus grande diversité musicale ou représentent-ils un danger (à part visuellement) pour les festivals? Difficile de se positionner sans passer pour le râleur.
Pierre: Les
avantages sont que les gros festivals ont réussi à devenir des moments
incontournables, certains étant presque sûrs d'afficher complet après
seulement quelques jours, ceci s'expliquant en partie par la faiblesse
de l'offre en concerts en Suisse le reste de l'année. Face à ces
pressions positives et ces courants contraires, programmer un festival,
c'est avant tout un choix. Décider de donner telle
part de son budget à telle catégorie de festival revient à définir
l'identité d'un festival. Une identité extrêmement ancrée par un être
incontournable: le festivalier. En effet, à l'inverse des milieux de
l'art contemporain ou du festival de cinéma, le festival s'avère avant
tout être le lieu du divertissement
et non plus la sacralisation d'une création artistique. Regardons donc
quelles sont ces identités proposées par différents festivals. Le Paléo
constitue la véritable incarnation du festival suisse romand. Avec son
offre dithyrambique en stand nourriture et boissons, la diversité de son
public, le Paléo devient incontournable chaque été, ceux qui ne s'y
rendent pas se sentant obliger de le dire, comme pour expier une faute
ou oser un sacrilège.
Quand on se penche sur la programmation, difficile de se faire un avis.
Dans cette vision quasi-totalitaire, personne ne doit être oublié. Les
amateurs avisés de musique orientale pourront danser sur le génial Omar
Souleyman, les rockeurs se tâteront
pour savoir s'ils iront voir M83, Kurt Vile, Bon Iver ou Warpaint. Ici
on accorde même une place à ceux qui écoutent du hip-hop en leur
accordant une soirée avec 1995, Orelsan et Theophilius London. Les deux
publics cibles sont bien sûr eux aussi gâtés,
les familles mangeront leurs plats chinois en écoutant Stephan EIcher
(au mieux) ou Manu Chao (au pire). Et pour les ado, le Paléo sait y
faire en programmant des groupes que je connais pas (Chinese Man) ou
certains dont j'ignorais qu'ils étaient encore écoutés et encore moins par des jeunes (Kooks, Franz Ferdinand). Avec pour
finir et pour accompagner le feu d'artifice, David Guetta en symbole
d'un festival souvent mérpisé par certains mais avant tout suivi par
presque tous.
Julien:
La place des artistes suisses étant marginale mais pas du tout
dérisoire: entre les très cotés Boy, La Gale, Honey for Petzi, possédant
depuis un moment un format international, on note d'autres invités
réjouissants comme Monoski, mmmh! ou Peter Kernel. Sur ce point-là, le
festival nyonnais est exempt de tout reproche (presque tous les groupes
de moyenne importance nationale, c'est-à-dire sachant écrire des
morceaux qui tiennent, répétant deux fois par semaine et ayant déjà joué
au moins dix fois dans leur propre ville auront déjà foulé une scène du
Paléo). Chose que l'on ne peut pas dire pour le Montreux Jazz Festival,
malgré un bataillon de communicateurs hors pairs (seuls Buvette et
Kadebostan - en formation - jouent au Jazz Café, tous deux qui plus est
sans attaches fortes au pays). Sinon, c'est le gouffre sidéral: Bastian
Baker, Philipp Fankhauser (plus Nord-Américain que réellement Suisse lui
aussi), et qui d'autre? dans une une programmation plus qu'inégale.
Pierre: Montreux
possède deux visages. Le premier se repose sur une gloire passée et un
prestige associé sans complexe aux milieux financiers (UBS ou Harrods où
un café labellisé MJF va s'ouvrir). De ce coté, tout est cher, les
vieilles gloires se croisent. Le hip-hop, qui jouissait avec le festival
d'un rare lieu de concert à qualité sonore, a bien failli se faire
virer du cercle pour cause de mauvaise conduite, le style musical se
voyant associé aux préjugés les plus stupides du genre rap=voyou.
Sans parler de l'électro qui ne serait pas de la "vraie" musique. A
côté de vieux messieurs tout-à-fait recommandables (Bob Dylan; Gilberto
Gil), on tombe sur un panthéon du ringard (Alanis Morisette, Nada Surf,
Ting Tings) et des trucs incompréhensibles (Pitbull, Anastacia). Pour
sauver la mise, il reste M.I.A. et le gros coup Lana Del Rey. L'autre
visage du festival se donne des airs fringuants, jeunes et un peu
bordeliques. Tout y est offert et cela part de tous les côtés. Chaque
année, la line up du off nous excite plus que celle du in. Sur le papier
sûrement un des meilleurs festivals gratuits au monde. Malheureusement,
les qualités du in font défaut ici, la qualité du son étant rarement au
rendez-vous. Malgré ceci, nombreuses sont les soirées alléchantes:
Sebastien Tellier, Django Django, La Femme, Breton, Buvette, Active
Child, Four Tet, la bande son de Drive (College, Kavinski) et d'autres
encore. Impressionnant.
Julien:
First Aid Kit avec leur excellent second album, disque du mois dans nos
collones Speaches cet hiver, Matias Aguayo ou XXXY sont aussi à
relever dans le très industriel (d'apparence) Café. De même, je
rajouterai le très influent Robag Wruhme, Soul Clap, Wolf+Lamb ou encore
Gesaffelstein parmi les offres séductrices du Studio. Sinon, au Park,
on y joue à plusieurs sur scène, pendant très longtemps, sous le soleil
avec vue sur un monde en soi. Tout ceci sauve un peu une programmation
payante plus que douteuse. Reste cette impression d'incohérence
artistique, démontrant bien que Montreux joue la carte du mythe quand
bon lui semble et profite de son offre gratuite pour se donner une image
de festival généreux (peut-on réellement critiquer ce qui est "offert"?
- même si l'on sait que rien n'est gratuit). Pour éviter que le ciel
ne s'assombrisse aussi chez lui, Montreux s'est radicalement
positionné dans un offre musicale totale, boutique, multimédia, café,
TV, blog. Une identité réaffirmée dans un paysage toujours plus
exigeant: voici beaucoup d'énergie déployée, mais est-ce que cela sera
suffisant? Et est-ce que l'on parle encore sérieusement de musique?
Raphael: Difficile de savoir si cela sera suffisant: Montreux semble, cette année aussi, hésiter dangereusement. D'un côté, la programmation exceptionnellement mauvaise du payant, de l'autre celle du gratuit qui, à mon avis, même si elle se veut plus "jeune", peine à susciter un véritable intérêt, ceci pour diverses raisons. Le gratuit, type de fonctionnement que je soutiens fondamentalement, semble à Montreux avoir atteint une forme de limite qui transparaît dans la programmation un peu timide du Off: la forte affluence qui découle de la gratuité tronque quelque part, en l'absence de véritable direction artistique, la situation. Au vu des conditions techniques, logistiques et du public, difficile évidemment de créer un lieu qui se prête véritablement à l'écoute; le public ne paie pas et veut s'amuser. Il devient difficile, voire impossible d'imposer une musique exigeante. Malgré tout, peut-être que la programmation d'artistes comme Four Tet permettra peut-être de faire le lien entre fun et crédibilité musicale car le reste de la programmation gratuite, tendant vers l'originalité, reste malgré tout très convenue et proprette. On reste toutefois quelque part dans un entre-deux un peu sage, mais qui sait, peut-être est-ce là un moyen d'amener petit-à-petit un plus grand nombre vers une musique plus exigeante.
Raphael: Difficile de savoir si cela sera suffisant: Montreux semble, cette année aussi, hésiter dangereusement. D'un côté, la programmation exceptionnellement mauvaise du payant, de l'autre celle du gratuit qui, à mon avis, même si elle se veut plus "jeune", peine à susciter un véritable intérêt, ceci pour diverses raisons. Le gratuit, type de fonctionnement que je soutiens fondamentalement, semble à Montreux avoir atteint une forme de limite qui transparaît dans la programmation un peu timide du Off: la forte affluence qui découle de la gratuité tronque quelque part, en l'absence de véritable direction artistique, la situation. Au vu des conditions techniques, logistiques et du public, difficile évidemment de créer un lieu qui se prête véritablement à l'écoute; le public ne paie pas et veut s'amuser. Il devient difficile, voire impossible d'imposer une musique exigeante. Malgré tout, peut-être que la programmation d'artistes comme Four Tet permettra peut-être de faire le lien entre fun et crédibilité musicale car le reste de la programmation gratuite, tendant vers l'originalité, reste malgré tout très convenue et proprette. On reste toutefois quelque part dans un entre-deux un peu sage, mais qui sait, peut-être est-ce là un moyen d'amener petit-à-petit un plus grand nombre vers une musique plus exigeante.
Pierre: Sinon
un festival qui par contre a défini son identité de façon extrêmement
claire et rigide, c'est le Frauenfeld, grande messe hip-hop
suisse-allémanique. Même, le reggae, pourtant assez proche, n'a le droit
de cité que sur une scène à part. Pour le reste, on trouve une affiche
avec de grosses super star internationales comme Drake, 50 Cent, Wiz
Khalifa, Rick Ross, Nas ou Sean Paul. Du bien mainstream donc mais ce
qui me ferait presque hésiter à m'y rendre, c'est le fait que le
festival ne rate jamais le coche des nouveaux immanquable. L'an dernier,
c'était ODD Future; cette année, on pourra voir ASAP Rocky. Entre 13h40
et 14h40 quand même.
Julien:
Il faut relever que Frauenfeld a commencé dès le départ avec un
positionnement artistique fort: Lee Perry, Jimmy Cliff ou Kid Creole
étaient présents pour les premières éditions, il y a 25 ans - en aparté, on soulignera la présence courageuse des Beach Boys, Toto, Bo
Diddley ou Elton John dans les années 1990. Une autre époque à tout
point de vue. Frauenfeld fait pour moi sens parce qu'il ne vient pas
s'ajouter au calendrier en s'alignant sur les programmations d'autres
festivals, chipant ici et là quelques artistes à coup d'argent ou de
coups fumants, copiant allègrement les programmations du reste de
l'année des clubs. Frauenfeld, c'est trois jours de hip hop qu'on ne
verra (presque) jamais ailleurs le reste de l'année.
Julien:
Cet article s'est aussi construit en réaction à quelques observations:
premièrement, celle de critiques de plus en plus systématisées lors de
la sortie de chaque programmation de festivals, les réseaux sociaux
amplifiant ce phénomène avec cette facilité de se prononcer dans une
quasi-invulnérabilité. Deuxièmement, des cas d'ignorances ou de gros
clichés lâchés comme des bombes, plus que navrantes en 2012 sur le hip
hop ou la musique électronique - Claude Nobs a rappelé que cette
dernière n'avait pas sa place dans le programme payant de Montreux parce
qu' « (elle) n'est pas de la vraie musique ». Rappelons juste à ce
dernier à quel point des formations allemandes comme Kraftwerk ou Can
sont infiniment plus influentes au XXIème
Siècle que ses chers amis du Blues. De plus, s'extasiant mois après mois sur des artistes
"au-dessus", dans un style précurseur et affranchis de toute forme
racoleuse, nous nous étonnons du conservatisme des choix artistiques des
principaux festivals de notre pays. En marge mais bien ancrés avec un
public cible fidèle, des festivals comme le For Noise, la Kilbi du Bad
Bonn, le B-Sides de Lucerne tentent eux toujours de surprendre,
d'évoluer artistiquement et de ne pas se réfugier sous ces concepts de
concurrences et de cachets mirobolants excusant une programmation
bordélique. Presque une autre époque: à Montreux, en 2004, PJ Harvey
prenait place sur la scène du Miles Davis Hall après deux ouvertures de
sang et de feux par 80's Matchbox B-Line Disaster et Black Rebel
Motorcycle Club. Est-ce que cela serait encore possible? La disparition
annoncée des festivals n'est-elle finalement pas la cause de ces
incohérences artistiques? La culture pop s’est internationalisée il n’y a
même pas un demi-siècle; elle se trouve à un tournant, l’exemple de
Montreux étant révélatrice: les grands artistes historiques meurent, et
dans quinze ans tout ce mythe né entre les années 50 et 60 sera du
passé. Au contraire de l'art ou de la musique classique, la pop music n'a pas encore de fondations solides, assumées au fil des décennies.