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01 juillet 2012

Programmer un festival

Photo: Baker Wardlaw
Difficile d'échapper aux festivals de l'été avec leurs marées d'artistes, de stands bouffes et de cocktails exotiques. Plutôt que de rentrer dans une critique facile ou dans une simple sélection des must, Think Tank s'efforce de réfléchir à ce que représentent les différents gros festivals suisses, à qui ils s'adressent et ce qu'ils ont à nous dire sur le business du concert actuellement.

Julien: Lu ici et là, alors que nous préparions cet article: « les festivals sont-ils en péril? », ou, mieux:  « Victime de leur succès, les festivals jouent leur avenir ». Que nous apprend-on? Que, toujours plus nombreux et plus chers, les rassemblements musicaux pourraient voir le ciel s'"assombrir" sur leur avenir en Suisse. En prenant soin de relever des cas de faillites anglaises pour bien marquer les esprits. Outre le ton racoleur de ces quelques articles helvétiques semblant découvrir qu'on n'est plus à l'heure des fleurs et du LSD dans les champs, on note quelques pistes non négligeables, en dehors des traditionnelles théories pas toujours exactes sur les surenchères budgétaires, ou sur la concurrence, permettant de faire avancer le débat: multiplication des intermédiaires, tare attaquant tous les domaines culturels, infiltration des 4 Majors du disque dans la production. Et l'on ne parlera pas du cas exceptionnel de Glastonbury, exemple de festival bordélique n'arrivant pas à se redéployer chaque été, pour de nombreuses causes diverses et souvent indépendantes du marché musical (la lecture de l'historique du festival est assez cocasse). 


Pierre: Programmer un festival en Suisse, c'est faire face à autant d'avantages que de difficultés. Pour ces dernières, il y a bien évidemment la concurrence et les cachets exorbitants d'artistes qui ne vendent plus de disques. Il n'y a qu'à regarder les têtes d'affiches des différents festivals pour voir qu'on y trouve presque aucun groupe ayant sortir un album digne de ce nom récemment.


Julien: Propos que le toujours très pertinent Sébastien Vuiginer, indépendant avec TAKK Production, pourra en partie contredire: « Il est faux de donner la chute des ventes de CDs comme argument essentiel à l'explosion des cachets (…) Je n'ai jamais entendu un artiste demander 20% de cachet en plus parce que son dernier disque a vendu 20% de moins » (24Heures, 22 juin). Toutefois, on observe avec pas mal d'étonnement ce réveil soudain, révélant ce manque de repères dans un marché pourtant ronronnant depuis des lustres. Pas besoin de faire HEC pour constater que multiplication+chèrté+petit pays égal problèmes en perspective (nonobstant le pouvoir d'achat suisse). En filigrane s'est développé de drôles de stratégies de part et d'autres: évolution des prétentions des musiciens, détérioration artistique de certains festivals, appropriations de scènes par des marques (clairement visible comme à la Primavera, de façon déguisée en Suisse), décloisonnement de la musique appelée jusque dans les années 90 underground, ou arrivée de (vrais) professionels de la communication dans la bataille.


Raphael: En effet, les stratégies quasi-palliatives prennent un essor hallucinant au travers de démarches de sponsoring nettement plus criardes qu'auparavant, les marques s'invitant non seulement sur les scènes en tant que sponsors de plus en plus visibles mais aussi en s'approchant de plus en plus de la programmation. Le meilleur exemple actuel est sans doute Red Bull et sa Music Academy: bien au-delà du simple partenariat, la marque a développé une véritable méga-plateforme proposant mixes, interviews, séminaires, enregistrements live et même soirées. Dans le cas du Montreux Jazz, la RBMA a pignon sur rue les jeudis au Café avec notamment Four Tet et le Brandt Brauer Frick Ensemble ou Pantha du Prince l'année passée et soutient, dans toute l'Europe des évènements à la crédibilité incontestable comme les nuits sonores de Lyon. Ainsi, la marque a su s'imposer dans le monde de la musique électronique. Du côté de la direction des festivals, on rechigne et tente bien souvent de limiter autant que possible les enseignes lumineuses et autres manifestations envahissantes du taureau sur les scènes tout en acceptant les soutiens considérables qui en proviennent. Ou fixer une limite? Quel regard porter sur cette ominprésence? Ces endorsements sont-ils générateurs d'une plus grande diversité musicale ou représentent-ils un danger (à part visuellement) pour les festivals? Difficile de se positionner sans passer pour le râleur.


Pierre: Les avantages sont que les gros festivals ont réussi à devenir des moments incontournables, certains étant presque sûrs d'afficher complet après seulement quelques jours, ceci s'expliquant en partie par la faiblesse de l'offre en concerts en Suisse le reste de l'année. Face à ces pressions positives et ces courants contraires, programmer un festival, c'est avant tout un choix. Décider de donner telle part de son budget à telle catégorie de festival revient à définir l'identité d'un festival. Une identité extrêmement ancrée par un être incontournable: le festivalier. En effet, à l'inverse des milieux de l'art contemporain ou du festival de cinéma, le festival s'avère avant tout être le lieu du divertissement et non plus la sacralisation d'une création artistique. Regardons donc quelles sont ces identités proposées par différents festivals. Le Paléo constitue la véritable incarnation du festival suisse romand. Avec son offre dithyrambique en stand nourriture et boissons, la diversité de son public, le Paléo devient incontournable chaque été, ceux qui ne s'y rendent pas se sentant obliger de le dire, comme pour expier une faute ou oser un sacrilège. Quand on se penche sur la programmation, difficile de se faire un avis. Dans cette vision quasi-totalitaire, personne ne doit être oublié. Les amateurs avisés de musique orientale pourront danser sur le génial Omar Souleyman, les rockeurs se tâteront pour savoir s'ils iront voir M83, Kurt Vile, Bon Iver ou Warpaint. Ici on accorde même une place à ceux qui écoutent du hip-hop en leur accordant une soirée avec 1995, Orelsan et Theophilius London. Les deux publics cibles sont bien sûr eux aussi gâtés, les familles mangeront leurs plats chinois en écoutant Stephan EIcher (au mieux) ou Manu Chao (au pire). Et pour les ado, le Paléo sait y faire en programmant des groupes que je connais pas (Chinese Man) ou certains dont j'ignorais qu'ils étaient encore écoutés et encore moins par des jeunes (Kooks, Franz Ferdinand). Avec pour finir et pour accompagner le feu d'artifice, David Guetta en symbole d'un festival souvent mérpisé par certains mais avant tout suivi par presque tous.


Julien: La place des artistes suisses étant marginale mais pas du tout dérisoire: entre les très cotés Boy, La Gale, Honey for Petzi, possédant depuis un moment un format international, on note d'autres invités réjouissants comme Monoski, mmmh! ou Peter Kernel. Sur ce point-là, le festival nyonnais est exempt de tout reproche (presque tous les groupes de moyenne importance nationale, c'est-à-dire sachant écrire des morceaux qui tiennent, répétant deux fois par semaine et ayant déjà joué au moins dix fois dans leur propre ville auront déjà foulé une scène du Paléo). Chose que l'on ne peut pas dire pour le Montreux Jazz Festival, malgré un bataillon de communicateurs hors pairs (seuls Buvette et Kadebostan - en formation - jouent au Jazz Café, tous deux qui plus est sans attaches fortes au pays). Sinon, c'est le gouffre sidéral: Bastian Baker, Philipp Fankhauser (plus Nord-Américain que réellement Suisse lui aussi), et qui d'autre? dans une une programmation plus qu'inégale.


Pierre: Montreux possède deux visages. Le premier se repose sur une gloire passée et un prestige associé sans complexe aux milieux financiers (UBS ou Harrods où un café labellisé MJF va s'ouvrir). De ce coté, tout est cher, les vieilles gloires se croisent. Le hip-hop, qui jouissait avec le festival d'un rare lieu de concert à qualité sonore, a bien failli se faire virer du cercle pour cause de mauvaise conduite, le style musical se voyant associé aux préjugés les plus stupides du genre rap=voyou. Sans parler de l'électro qui ne serait pas de la "vraie" musique. A côté de vieux messieurs tout-à-fait recommandables (Bob Dylan; Gilberto Gil), on tombe sur un panthéon du ringard (Alanis Morisette, Nada Surf, Ting Tings) et des trucs incompréhensibles (Pitbull, Anastacia). Pour sauver la mise, il reste M.I.A. et le gros coup Lana Del Rey. L'autre visage du festival se donne des airs fringuants, jeunes et un peu bordeliques. Tout y est offert et cela part de tous les côtés. Chaque année, la line up du off nous excite plus que celle du in. Sur le papier sûrement un des meilleurs festivals gratuits au monde. Malheureusement, les qualités du in font défaut ici, la qualité du son étant rarement au rendez-vous. Malgré ceci, nombreuses sont les soirées alléchantes: Sebastien Tellier, Django Django, La Femme, Breton, Buvette, Active Child, Four Tet, la bande son de Drive (College, Kavinski) et d'autres encore. Impressionnant.


Julien: First Aid Kit avec leur excellent second album, disque du mois dans nos collones Speaches cet hiver, Matias Aguayo ou XXXY sont aussi à relever dans le très industriel (d'apparence) Café. De même, je rajouterai le très influent Robag Wruhme, Soul Clap, Wolf+Lamb ou encore Gesaffelstein parmi les offres séductrices du Studio. Sinon, au Park, on y joue à plusieurs sur scène, pendant très longtemps, sous le soleil avec vue sur un monde en soi. Tout ceci sauve un peu une programmation payante plus que douteuse. Reste cette impression d'incohérence artistique, démontrant bien que Montreux joue la carte du mythe quand bon lui semble et profite de son offre gratuite pour se donner une image de festival généreux (peut-on réellement critiquer ce qui est "offert"? - même si l'on sait que rien n'est gratuit). Pour éviter que le  ciel ne  s'assombrisse aussi chez lui, Montreux s'est radicalement  positionné dans un offre musicale totale, boutique, multimédia, café, TV, blog. Une identité réaffirmée dans un paysage toujours plus exigeant: voici beaucoup d'énergie déployée, mais est-ce que cela sera suffisant? Et est-ce que l'on parle encore sérieusement de musique? 


Raphael: Difficile de savoir si cela sera suffisant: Montreux semble, cette année aussi, hésiter dangereusement. D'un côté, la programmation exceptionnellement mauvaise du payant, de l'autre celle du gratuit qui, à mon avis, même si elle se veut plus "jeune", peine à susciter un véritable intérêt, ceci pour diverses raisons. Le gratuit, type de fonctionnement que je soutiens fondamentalement, semble à Montreux avoir atteint une forme de limite qui transparaît dans la programmation un peu timide du Off: la forte affluence qui découle de la gratuité tronque quelque part, en l'absence de véritable direction artistique, la situation. Au vu des conditions techniques, logistiques et du public, difficile évidemment de créer un lieu qui se prête véritablement à l'écoute; le public ne paie pas et veut s'amuser. Il devient difficile, voire impossible d'imposer une musique exigeante. Malgré tout, peut-être que la programmation d'artistes comme Four Tet permettra peut-être de faire le lien entre fun et crédibilité musicale car le reste de la programmation gratuite, tendant vers l'originalité, reste malgré tout très convenue et proprette. On reste toutefois quelque part dans un entre-deux un peu sage, mais qui sait, peut-être est-ce là un moyen d'amener petit-à-petit un plus grand nombre vers une musique plus exigeante.


Pierre: Sinon un festival qui par contre a défini son identité de façon extrêmement claire et rigide, c'est le Frauenfeld, grande messe hip-hop suisse-allémanique. Même, le reggae, pourtant assez proche, n'a le droit de cité que sur une scène à part. Pour le reste, on trouve une affiche avec de grosses super star internationales comme Drake, 50 Cent, Wiz Khalifa, Rick Ross, Nas ou Sean Paul. Du bien mainstream donc mais ce qui me ferait presque hésiter à m'y rendre, c'est le fait que le festival ne rate jamais le coche des nouveaux immanquable. L'an dernier, c'était ODD Future; cette année, on pourra voir ASAP Rocky. Entre 13h40 et 14h40 quand même.


Julien: Il faut relever que Frauenfeld a commencé dès le départ avec un positionnement artistique fort: Lee Perry, Jimmy Cliff ou Kid Creole étaient présents pour les premières éditions, il y a 25 ans - en aparté, on soulignera la présence courageuse des Beach Boys, Toto, Bo Diddley ou Elton John dans les années 1990. Une autre époque à tout point de vue. Frauenfeld fait pour moi sens parce qu'il ne vient pas s'ajouter au calendrier en s'alignant sur les programmations d'autres festivals, chipant ici et là quelques artistes à coup d'argent ou de coups fumants, copiant allègrement les programmations du reste de l'année des clubs. Frauenfeld, c'est trois jours de hip hop qu'on ne verra (presque) jamais ailleurs le reste de l'année. 


Julien: Cet article s'est aussi construit en réaction à quelques observations: premièrement, celle de  critiques de plus en plus  systématisées lors de la sortie  de chaque programmation de  festivals, les réseaux  sociaux amplifiant ce phénomène avec cette facilité de se prononcer dans une quasi-invulnérabilité. Deuxièmement, des cas d'ignorances ou de gros clichés lâchés comme des bombes, plus que navrantes en 2012 sur le hip hop ou la musique électronique - Claude Nobs a rappelé que cette dernière n'avait pas sa place dans le programme payant de Montreux parce qu' « (elle) n'est pas de la vraie musique ». Rappelons juste à ce dernier à quel point des formations allemandes comme Kraftwerk ou Can sont infiniment plus influentes au XXIème Siècle que ses chers amis du Blues. De plus, s'extasiant mois après mois sur des artistes "au-dessus", dans un style précurseur et affranchis de toute forme racoleuse, nous nous étonnons du conservatisme des choix artistiques des principaux festivals de notre pays. En marge mais bien ancrés avec un public cible fidèle, des festivals comme le For Noise, la Kilbi du Bad Bonn, le B-Sides de Lucerne tentent eux toujours de surprendre, d'évoluer artistiquement et de ne pas se réfugier sous ces concepts de concurrences et de cachets mirobolants excusant une programmation bordélique. Presque une autre époque: à Montreux, en 2004, PJ Harvey prenait place sur la scène du Miles Davis Hall après deux ouvertures de sang et de feux par 80's Matchbox B-Line Disaster et Black Rebel Motorcycle Club. Est-ce que cela serait encore possible? La disparition annoncée des festivals n'est-elle finalement pas la cause de ces incohérences artistiques? La culture pop s’est internationalisée il n’y a même pas un demi-siècle; elle se trouve à un tournant, l’exemple de Montreux étant révélatrice: les grands artistes historiques meurent, et dans quinze ans tout ce mythe né entre les années 50 et 60 sera du passé. Au contraire de l'art ou de la musique classique, la pop music n'a pas encore de fondations solides, assumées au fil des décennies.