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25 juin 2012

Le Grand Soir en plein jour

Photo : Julien Gremaud
Tous les deux ans depuis 2004, Delépine et Kervern nous offrent un long-métrage classe et qui survole de quelques longueurs le monde du cinéma français et européen. Aiguisant un style toujours plus proche d’Aki Kaurismaki ou même de Buñuel (une de leurs influences majeures disent-ils), les deux acolytes filment dans Le Grand Soir la France de province, coltinée dans les zones industrielles figées et sans vie. Et avec Dupontel et Poelvoorde endossant les deux rôles principaux, Le Grand Soir porte bien son nom.


Pour la première fois, Dupontel et Poelvoorde se retrouvent dans un film. Mais on ne parle point de triangle amoureux ou même de duo comique. Ici, c’est le carré qui met en place l’intrigue : ce sont deux grands acteurs, parmi les meilleurs du nouveau cinéma franco-belge, dirigés de mains d’orfèvres par un autre duo, la crème de la satyre en France. Benoît, un punk à chien qui s’est fait tatoué « Not » sur le front, est le frangin de Jean-Pierre, incarné par Dupontel, qui connaît une bien mauvaise passe dans sa vie de vendeur de divans en zone industrielle. Ce carré disions-nous, se reflète dans leur vie de famille avec un père à qui l’on doit parler lentement pour comprendre ce qu’on luit dit, et une mère complètement cinglée (Brigitte Fontaine) qui incarne en elle toute la folie du monde. Jean-Pierre à la rue, c’est son frère « Not » qui va l’aider à surmonter ses problèmes et à chercher une nouvelle voie de vie. 


Ce qu’il y a de bien dans les films de Delépine et Kerverne, c’est qu’on sait très vite qu’on est devant un film qui se force à respecter une norme, des règles ("C'est ça la règle, c'est ça la norme !" dit Dupontel à son frère lorsqu'il le trouve sur le parking du centre commercial) et des lignes directrices fortes tout en restant le plus libre possible. En effet, chaque plan est cadré à la lettre, grand angle ou extrême plongée, rien n’est laissé au hasard. Mais en même temps, on sent la liberté et la volonté d’en découdre avec un cinéma trop normalisé. Et les règles qui s’y retrouvent, sont celle d’un réalisme brutale qui est le produit d’une idée frappante : Dupontel qui se réveille sur un matelas en forêt ou bien la discussion à table des deux frères avec leur père. Un dialogue qui pourrait sentir le roussi, une scène de présentation des personnages qui refuse le fond du dialogue pour n’en montrer que la forme. Serait-ce ça le style Kerpine ?



Le style Kerpine

N’osons pas Delern, on pourrait se tromper de rive... Donc, ce style de la forme, ce n’est pas non plus ce qui permet au cinéma des deux acolytes de se la couler douce derrière des images aguichonnes et bien ficelées. Il y a aussi la manière. Il y a aussi le dialogue. Comme celui du père et de l’agent de sécurité (le formidable Bouli Lanners) qui tourne autour du pot sans rien dire. La plupart du temps, ce sont les plans-fixe qu’utilisent les deux cinéastes. Afin de confronter leur spectateur devant une scène, sans la démonter, sans la re-monter, en laissant passer le courant et le génie qui sortira peut-être d’un clin d’œil d’un acteur. Cette scène de dialogue « en carré » (2x2) par exemple, entre les parents et les deux frangins. Habitués à ne pas voir de champ et contre-champ dans ce type de scène, subitement, nous passons des parents aux enfants. L’effet est marquant, il choque même, tant le contre-champ est inattendu. Les parents deviennent ainsi les enfants, les yeux bruns ronds virevoltant dans tous les sens marquent une certaine proximité avec l’audience. Encore une fois, la forme prend le dessus.


Alors en effet, on peut s’étonner, arrivé au terme du film, de ne pas voir une véritable fin à cette histoire. Pourtant, ces deux rigolos filment chronologiquement leurs scènes, comme pour intensifier une temporalité au récit. L’histoire n’est pas grand chose. Mais c’est parce que le style Kerpine n’est pas l’histoire. Ce n’est pas l’apparence non plus. Car ce serait trop facile de dire que c’est juste joli esthétiquement et qu’il n’y rien de plus. Non. C’est plutôt des moments figés, des scènes d’attente, des dialogues qui n’ont l’air de rien, des dialogues qui n’en sont pas (la scène des deux frères avec le père surexploités de mots en opposition avec celui de Dupontel et de la dame à qui il demande une cigarette, où la parole laisse place aux gestes et au regard), des montées et des descentes, réentendre la somptueuse voix de Cantat, rêver d'une scène de concert avec les Wampas et voir le batteur de Noir Désir qui sert un jus d’orange à un Dupontel au bout du rouleau. Du relief quoi. Le cinéma est la captation subjective et arbitraire d’un instant, et c’est peut-être de cette façon que Kervern et Delépine se rapprochent le plus, sans qu'on s'en rende compte, aux grands noms de cet art.


Le Grand Soir de Benoît Delépine et Gustave Kervern  (France, 2012)

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