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08 mai 2012

Les faux départs, Sean Scully à Berne

Photo: Sean Scully (found)
Un peu moins de deux mois. C'est le temps qu'il reste pour se donner le droit ou le prétexte de joindre la Hauptstadt pour se mirer l'âme et s'engorger les yeux d'une belle rétrospective, celle d'un irascible mais pas tant que ça.

Débuts éléctros
Sean Scully (1945 - ), c'est l'un des Irascibles tardifs. Dans la droite ligne de Newman, Rothko, Gorky, de Koonig, Pollock et toute la petite compagnie chantée et vantée par Clement Greenberg dans les années 40, de ceux qui en avaient marre, en colère même, contre la peinture de leur temps et qui se sont appliqués à la faire avancer, à l'élargir. Mais comme dans beaucoup de courants artistique, on donne des noms avant de s'intéresser aux travaux, et les recherches sur toiles (monumentales) de l'artiste irlandais coïncident mal avec l'appellation pugnace sous laquelle on les a rangées. C'est davantage à une quête d'équilibre, d'élégance, d'unité même dans le chaos, que s'apparentent les quelques trente pièces présentées sur les deux étages du musée bernois. Les premières pourraient annoncer les créations néogéométriques. Des entrelacements méthodiques de bandes criardes qui se recoupent strictement, sur fond de constellations pointillistes, lumineuses jusqu'au kitsch. Créations de jeunesse (1970) qui cherchent par la forme, l'entente ou la confrontation agressive des teintes, appelle l'absence de cadre, de structure, de fond. En cela il prolonge ses aînés : Pollock et ses aplats immenses de coulures, éjectées dans un espace sans fin comme pour signifier le débordement de la peinture sur le monde, Rothko par les plages planes de couleurs autonomes, déracinées. Les deux salles initiales déroutent, titillent, voire agacent. On y sent la méticulosité, la volonté de correspondre à l'idée formée d'avance. Une volonté d'élimer toute "expressivité" pour ne laisser qu'un tissage morne de lignes et de plans superposés. On y pressent une attente quand même, une brûlure, une effervescence qui pointe sous l'envie d'effacer, d'assainir. Cette même brûlure qui pousse à essayer, à expérimenter, à vouloir révolutionner à partir d'un schéma défini, qui motive à s'attaquer à un courant, à mimer le jeu de la filiation d'un peintre à l'autre. Un peu comme en musique on voudrait s'opposer au jazz en inventant la musique électronique, sans forcément voir que les deux peuvent se nourrir.  


Fenêtres, podiums 
La suite des travaux (1980-2000) du peintre exploite la notion d'espace. D'horizontales et planes, les travaux de Scully se rapprochent, littéralement, en utilisant en guise de surface, des promontoires de bois qui surgissent vers le spectateur, créant un effet de chevauchement, de quinconce, entre les différents volumes qui composent les oeuvres. Comme on collerait au mur des blocs de matière pour en affirmer la rondeur, la présence. On se trouve ainsi davantage devant des sculptures présentées à la façon de tableaux, invitant à confondre les dimensions. Un bosselé de blocs maladroit appelé "Wrongness" (2000) rappelle d'ailleurs que ce procédé génère aussi d'intéressantes déceptions, et on apprend dans le descriptif que l'artiste d'abord déçu par sa pièce, en vient à la considérer sous la forme d'un combat de chaque partie pour sa propre survie et qu'ainsi figé, la violence qu'elle dégage mérite l'exposition. Le trait aussi, se fait plus touffu : de précis il devient généreux, le peintre  y laisse les traces de ses erreurs, ses repentirs, auxquels ont pourrait aussi donner le nom d'expérience. La rigueur et le détail font place à la simplicité, à l'imbrication simple de larges bandes colorées qui se heurtent à angle droit. Toujours ratés, ces recoupements de traits court-circuitent la quiétude des tons utilisés qui sans ça rendrait beaucoup de tableaux fades. Les lignes débutent puis s'arrêtent, stoppées dans leur élans, frustrées par d'autres lignes qui en perpétuent la confrontation. Un mélange savant de faux départs qui donnent encore à la toile quelque chose de chaotique, d'énervé, et ressert la recherche optique du peintre. Au sein de ces embranchements, Scully insert alors d'autres panneaux peints, de plus petite taille, dans les coins, au milieu, entre les lignes. De petites fenêtres dont le contour imperceptible tantôt expose avec rudesse le passage vibrant des tons, tantôt l'adoucis, le suggère juste, le glisse à l'oreille. C'est dans la mise en place de ces divers éléments de composition que peut se saisir la maîtrise du peintre. Les blocs qui saillent, les lignes qui se cognent, aménagent un fond houleux qui pose un socle et inaugure la réception de l'oeil à l'interaction subtile des jeux de lumière et de couleurs.  


De l'Afrique au loup, en pissant 
Le changement important qui marque le processus de travail chez Scully, c'est le retour à l'expressivité. Si ses débuts sont marqués par une soumission de celle-ci à la forme jusque dans l'écrasement, les reliefs et inserts visuels auxquels il a recourt ensuite servent surtout à célébrer la fable. On entend par là, à saisir une forme de vérité personnelle ressentie au contact de l'inspiration dont le tableau est issu, et qui sous les traits du peintre cette fois et non plus du pinceau, peut prendre l'aspect de la contemplation, de la révolte, de l'hommage... De là sans doute, de cette correspondance volontaire, le choix curatorial de laisser au visiteur un prospectus spécifiant certaines remarques de l’artiste sur ses œuvres. Ainsi « Africa » (2001), l’une des plus puissantes œuvres exposées, qui capte par une petite trouée de lumière jaune et verte posée en équilibre sur de longues strates monotones, une ambiance vaporeuse, diffuse, moite, qui pourrait être celle d’une aube ou d’un soir venant à travers le tissu d’une moustiquaire. « Grey Wolf » (2007) également, tissage lent de bandes grises et noires trouvant son inspiration dans le vécu de l’artiste qui, s’arrêtant en pleine nuit au milieu d’une forêt du Vermont pour se soulager, sera surpris par un loup. S’en suit une confrontation penaude le temps de la miction où n’a lieu aucune attaque, seulement le salut paisible de l’homme et de l’animal. C’est pour remercier ce dernier qu’il a construit sa toile. On ne s’y trompe pas, ces indications n’ont pas pour but d’expliquer, de soumettre au discours le sens que le spectateur pourrait trouver au tableau. Le loup et son rapport à  l’œuvre existent sans l’anecdote (ne serait-ce que par le titre). Tout juste cette dernière renseigne-t-elle sur le type de transmission dans laquelle le peintre inscrirait son travail. Quelque chose qui a attrait à la petite histoire, au ressenti personnel partageable par d’autres à travers l’ouverture et l’autonomie du tableau. S’il fallait employer un gros mot, on parlerait de mythe.
L’exposition de Berne propose ainsi le cheminement d’une œuvre forte. L’histoire d’une réconciliation entre un vieux loup et ses modèles expressifs. La naissance progressive d’un partage. Comme quoi, la grisaille a du bon.   

Sean Scully, "Grey Wolf" retrospective, Kunstmuseum de Berne, jusqu'au 26 juin.