Berlin a connu l'été pour fêter le début du mois, son 1er Mai hédoniste, les programmations sans fin des clubs, une vague multicolore de vacanciers, les locaux sur-équipés pour les barbecues, les confettis, les enfants, les parcs bondés. Mais la violence sourde et glaciale n'est jamais loin: si le Gropius Bau s'aventure sous le soleil californien -
Pacific Standard Time, riche et brillante -, le Haus der Kulturen der Welt traite de l'exotisme et ses relents racistes avec
Animismus, le KW invite des combattants de divers fronts de libération (touaregs, philippins, kurdes, basques) - il était interdit de prendre des photos et il fallait montrer son passeport pour entrer afin de protéger ces gens qui sont sur les listes des réseaux terroristes américains -, des appartements prennent feu à
Schlesiches Tor, des Russes pas contents s'en prennent à des hippies à Görlitzer Park au milieu des familles, la RAF et d'autres terroristes se retrouvent dans des musées. Alors que la Neue Nationalgalerie offre sa surface de Postdamer Platz à un
panomara complet (140 peintures) de Gerhard Richter (voir la vidéo ci-dessous) c'est à l'Alte Nationalgalerie que le chef d’œuvre du natif de Dresde est exposé, sorti des murs du MOMA de New-York pour l'occasion et relançant ainsi de plus belle le débat sur cette acquisition américaine. "October 18, 1977" est en effet la pièce centrale du travail de Richter comme expérience supra-sensuelle et conceptuelle et souvent considérée comme travail le plus important de la deuxième moitié du XXème Siècle.
Une introduction illustrée est toutefois intéressante avec l'ouvrage "Die Toten" de
Hans-Peter Feldmann exposé dans un recoin de la Hamburger Bahnof (il s'y tient d'ailleurs l'exposition collective "Architektonika 2" jusqu'en janvier 2013 au sous-sol): publié en 1998 à compte d'auteur, le livre est un atlas de la déviance politique, une grenade à la main, une clope dans l'autre, l'étoile de la RAF sur le Perfecto, la Mercedes garée non loin. "Die Toten" paraît alors que la troisième génération de la Rote Fraktion Arme s'éteignait; on l'accusa toutefois d'avoir contribué à la création du mythe des pionniers du mouvement ouest-allemand, Baader, Meinhof, Ensslin, Söhnlein et encore Proll. L'exposition est des plus simples: le livre est disséqué de ses 91 reproductions de photos de presse, agrandi (le format du livre d'origine fait 14,3 x 21 cm), et accroché à même le mur. On parcours le livre, chronologiquement, avec les petits témoins textuels, purement factuels. Bien vu: les deux pièces de l'institution berlinoise permettent de rendre compte de l'ampleur de ce petit ouvrage, aussi simple dans sa forme qu'efficace. Ici, pas de poésie, de textes superflus ou de mise en garde. La conceptualité de "Die Toten" est froissante, jouant avec ambiguïté entre célébration de ces activistes et pure documentation factuelle. « Le sang coule » dans cet ouvrage, déclarera le trop méconnu
Feldmann, « il s’agit de tenter de regarder les événements de l’histoire contemporaine allemande d’un point de vue un peu distancié et de signaler l’ampleur de ce qui s’est passé ». Benno Ohnesorg agonisant ouvre la série des défunts, souvent méconnaissables, mal photographiés, en loisir ou sur leur lit de mort. Les images ne sont pas traitées, scannées à même les coupures de presse, organisées dans une grille des plus simple. La mort rôde, apparaît alors que le vivant occupe une place non négligeable. Certains portraits sont hallucinants et démontrent le travail de sélection de l'artiste allemand (on pense à la photo de Baader ou de Holger Meins mis en bière ci-dessous). Ce monument en papier réussi à synthétiser l'ultra-violence d'un mouvement féroce sans forcément le magnifier dans sa forme - au contraire du film récent Der
Baader Meinhof Komplex de Bernd Eichinger (2008), décrivant un Baader plus cool que Jim Morrison, au moins. "Die Toten" est un de ces livres d'archives dépassant la simple anecdote pour s’inscrire comme œuvre d'art, conceptuelle et déviante, aux lectures multiples. Reste cette impression avant tout d'extrême froideur factuelle, l'objectivité comme magnifique outil artistique.
Dix ans auparavant, alors que le Bloc soviétique chancelait et que la RAF vivait sa deuxième époque,
Gerhard Richter signait une série de peinture sur l'"Automne allemand" de 1977. La matière première de travail est identique à celle de Hans-Peter Feldmann: coupures de presses, photographies de lieux de crimes et d'enterrement. Le processus artistique de
Richter est déjà éprouvé et trouvera avec ces quelques images de fort mauvaise qualité son acmé. L'atlas de base est mince mais l'aura du mouvement terroriste traverse l'Europe entière, la réappropriation n'en sera que plus radicale. "Oktober 18, 1977" sera rapidement considérée comme son
Meisterwerk, sans devoir faire face aux même critiques que celles faites à "Die Toten". La déviance est toutefois des plus présentes dans ces monochromes d'une beauté effrayante. Sorti du MOMA pour l'occasion de "Panorama", grande rétrospective pour les 80 ans de Gerhard Richter, "Oktober 18, 1977" est lui aussi présenté dans un petit espace, entre les collections des peintres historiques allemands dans l'Alte Nationalgalerie (voir vues d'exposition ci-dessous); le contraste avec ses voisins direct est saisissant même si l'espace consacré au 16 tableaux est discutable. Étroite, la pièce rajoute à l'anxiogène des scènes, ne laissant que peu de répis entre les pièces, diptyques ou triptyques de différents formats et de niveaux de gris différents. Le saisissement des spectateurs est perceptible, le choc visuel dépassant la réputation du travail: le trouble laisse vite la place au malaise face aux portraits détachés, hantés et absorbés par cette agressivité sourde. Ces reproductions neurasthéniques, en flou de mouvement de faits historiques s'étalant sur une période très courte où l'Histoire s'était soudainement accélérée, ne refuse pas la narration sans toutefois imposer un sens de lecture. Elles provoquent plutôt l'affrontement, où l'inconfort dépeint, les fin de vie, choisies ou réglées froidement, côtoient le futile (la platine vinyle) ou le grand air (l'enterrement et l'arrestation). Là où Feldmann éditait objectivement des documents, Richter lui les laissent s'envoler dans cette Allemagne grise d'alors. Leur historicité n'est ni refusée, décontextualisée ou remaniée: ils prennent une allure d'ultime document d'une jeunesse foudroyée et paralysée. En s'attardant sur ces quelques jours d'un mois d'octobre 1977, Richter interprète la révolte, la confrontation puis l'abdication sans la figer dans une forme définitive, pédante et descriptive. La déviance a rarement été aussi belle et provocante, et pourtant si insaisissable.
Hans-Peter Feldmann, "Die Toten", Hamburger Bahnhof, Berlin