La déviance artistique comme thématique de ce printemps sur Think Tank; souvent exprimée en groupe, elle prend cependant toute sa signification chez les cas isolés, véritables freaks (Royal Roberton) ou simple illuminés. Né en 1938 en Ukraine, Boris Mikhailov a tout connu. Fallait-il être fou pour supporter le Communisme?
Les expositions thématiques sur l'ère soviétique sont récurrentes. Rares sont celles qui marquent toutefois. "Glasnost: Soviet non-conformist art from the 1980's" avait tout dit en 2010, au Haunch of Venison de Londres. Jonglant souvent entre art et politique, la Berlinische Galerie (BG) fait se télescoper les courants, les intentions ou les formes artistiques et prend la tangente russe; il faut donc s'essuyer les pieds sur les structures expérimentales de J.Mayer H. – son œuvre "Rapport" se déploie dans le gigantesque premier espace de la galerie – pour atteindre le déviant. L'homme, c'est Boris Mikhailov, né en 1938 en Ukraine, autodidacte, affranchi mais étonnament humble. Son discours se résume pour ainsi dire à cette simple volonté de parler, de témoigner, un appareil à la main, construisant son approche artistique et non pas l'artiste lui-même. Cela paraît évident, mais tout commence à l'usine avec comme simple motivation de filmer ses collègues. Boris n'est plus si jeune, passé la trentaine, commence à travailler sur l'idée de dédoublement et d'esthétisme en photographie ("Superimpositions"), les expose dans les pays de l'union. Cette série est la première visible à la BG, dans des formats imposants. L'exercice paraît aujourd'hui naïf ou esthétisant; l'entreprise, à l'époque, était autrement plus complexe (techniquement et socialement). L'Ukrainien ne prend pas des jolies femmes et des enfants en photo, mais une "faune": « C'est un mondehonteux,peuplé pardes créaturesqui étaient autrefoisdes humains,mais maintenantces êtres vivantssont dégradées, sinistre, effrayant ». Il faut se méfier de cette faune. Ces deux jolies demoiselles superposées sont des anciennes conquêtes sabordées: sur l'une d'elle se trouve le numéro 15, ordre de passage de Mikhailov sur ladite conquête. Certains y voient du rêve, d'autres une réalité paranoïaque, où il est question de sexe dissimulé, de grosse déprime et de volonté de fuite.
Durant sa première période artistique (1968-1975) Boris Mikhailov travaille aussi en noir et blanc ("Black Archive"), sur des baigneurs, en obsession chromatique (la fameuse "Rote Serie", exposée un peu partout) et se fait virer de son travail à l'usine. Le sexe est de plus en plus présent, sa femme se retrouve souvent en première ligne. Pourtant, les mises en scène du couple relèvent plus du conceptualisme que d'érotisme (on retrouvera bien plus de vice dans la série rouge, les masques à gaz, les sens cachés, l'iconographie christique ou dans les panoramiques pris sous le manteau). Sans le savoir forcément, il touche l'avant-garde photographique du bout des doigts en attendant que le mur tombe. La Russie à nu révèle un désastre social latent: d'art du quotidien et audacieux, la photographie de Mikhailov va se radicaliser. Cette "faune" émergera dans les années 1990 en véritable underdog du nouveaux pays, véritable caste ignorée faute d'avoir raté le train capitaliste. La série s'appelle "Case History" (Krankengeschichte) et représente le point-clé de l'exposition intitulée "Time is out of joint". Une petite dizaine de tirages verticaux résume un travail essentiel et conséquent (il y aura plus de 400 photos visibles, chez Saatchi notamment).
Mikhailov a quitté depuis longtemps cette Russie et son Ukraine natale en stand-by social et identitaire pour mieux l'observer, ses nombreux allers et retours dans les squats, maisons de fortune et appartement miteux est son cordon ombilical, entre 1997 et 1999. La Berlinische Galerie aurait dû mettre ce travail en exergue, qui se retrouve pris en sandwich entre les vieilles séries et des portraits actuels: la laideur consubstantielle des photographies du "Case History" est loin d'être gratuite et témoigne d'un profond respect pour ces laissés pour compte, petits escrocs, gigolos ou freaks. L'interaction est visible, la fierté de dévoiler son tatouage ou les seins de sa femme sont hallucinants à l'heure où choquer devient un vrai challenge. Boris Mikhailov fait partie de ces artistes méticuleux, curieux et patients qui auront su donner son indépendance à un travail, se laissant interpréter dans le temps et repris par des contemporains, à l'instar d'Harmony Korine. Il est aussi assez amusant de voir les visiteurs contempler avec appoint ces grands tirages bruts dans un décors white cube alors que le sujet dépasse le simple reportage humaniste. Le bruit et l'odeur s'en dégagent, avec cette joie intérieure de voir du réel et du barré sans artifice. La déviance artistique de l'Ukrainien dans un pays alors totalitaire prend le pas sur sa contemplation, son humble constat d'impuissance et ironise sur les Berlinois dans ses travaux actuels "If I were a German" et "In the Street" (Berlin)".
Boris Mikhailov, "Time is out of joint". Fotografien 1966–2011
24.02.–28.05.2012, Berlinische Galerie, Berlin
Superimposition (1968-1975
Vue de l'accrochage de "Red/Rote Serie", 1968-1975