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29 décembre 2010

TANKART: ROYAL ROBERTSON

Illustration: Royal Robertson
The Age of Adz de Sufjan Stevens : représentation de l'Outsider Art de Royal Robertson à travers les visuels, les paroles et accords de cet album gargantuesque, proche du trop plein, asphyxiant. Du grand Sufjan Stevens, apôtre de la démesure, et, forcément, l'un des dix meilleurs albums de l'année 2010.

Intitulé ”The Age of Adz”, le nouvel album de Sufjan Stevens est inspiré de l’œuvre et de la vie de Royal Robertson, artiste américain improvisé et autoproclamé prophète. Après avoir traité de l’Etat du Michigan, de l’Illinois, du bandit John Wayne Gracy Jr. ou encore d’un métro appelé le BQE, l’artiste folk originaire de Detroit observe et dissèque la biographie et la psychologie de ce peintre rattaché au mouvement dit du ”Outsider Art”, sorte d’équivalent anglo-saxon de l’Art Brut. Un ”outsider artist” est un autodidacte devenu artiste sans faire les beaux-arts, génie sans éducation préalable, créateur à la marge dont la chose, par définition, ne possède qu’elle même pour référence : si le terme est récent et s’applique régulièrement à certains acteurs incontournables de la culture nord-américaine (Hunter S. Thompson ou encore les musiciens Daniel Johnston ou Hasil Adkins en sont des bons exemples), cette consécration personnelle en tant qu’artiste n’a rien de révolutionnaire dans l’histoire de l’art et ne fait pas de Royal Robertson un peintre extraordinaire. Ce qui est intéressant au contraire, c’est la dimension psychologique qu’a pris son œuvre en lien avec les moyens de communications modernes. Royal Robertson a en effet trouvé son inspiration dans les méandres de la folie profonde et violente, passant de peintre panneaux routiers à peintre tout court. Son art ”apocalyptique”, composé de visions cosmiques et de références totalement hallucinantes est traduit sous forme de semblants de simples panneaux publicitaires, où les slogans sans significations véritables se côtoient, formant ainsi un ensemble imposant et cohérent. Outre sa pochette tirée d’une peinture (”Untitled“ ou ”The Visionary Drawing N°8”, visible au Smithsonian Museum Gallery, à Washington DC), ”The Age of Adz” s’immisce dans la travail de Robertson en tant que tremplin vers une des sonorités sophistiquées voire avant-gardistes (on recense autant de la folk que de la disco), où la patte experte de Sufjan Stevens en compositions sinueuses et en instrumentation flamboyante – mise à mal par des pics électroniques - excelle. En ressort des tableaux bi-polaires, entre colère et euphorie, folie et grâce. Ce sixième album de Stevens se prononce « The Age of Odds ». En anglais, ”odd” signifie ”étrange”, ”bizarre” ou ”fantasque”. Pris au pluriel, il peut aussi se traduire ”chances” ou ”possibilités” ; deux interprétations différentes de l’hommage à Royal Robertson et de sa représentation en musique, mais aussi de l’histoire récente du songwriter, ayant souffert de névrose.



A plusieurs reprises, ”The Age of Adz” reproduit les ”visions” et schémas mentaux de Royal Robertson, évitant toutefois les référence culturelle, géographique ou historique à ce dernier : « je cherchais plus à m’engager dans sa vision, son espace cosmique. J’ai d’une certaine manière intégré son travail au mien » déclare-t-il à Thomas Burgel[3]. Inconnue du grand public, l’œuvre de Robertson se voit ainsi évoquée par un artiste contemporain très suivi et nous permet d’évoquer son parcours et le courant auquel il se rattache : l’Outside Art. Royal Robertson est né à Baldwin, Louisiane en 1936. Il exerça la profession de peintre de panneaux routiers avant de voyager sur la côte Ouest des Etats-Unis pendant plusieurs années. Il vit en couple durant 19 ans avant que sa femme ne le quitte pour un autre homme. Ce drame personnel bouleverse Robertson, qui évoquera toute sa vie cette « trahison » : sa profonde tristesse provoque en lui une rage créative, quittant son travail pour ne plus passer ses journées qu’à peindre - des écriteaux - et les disposer sur les murs de sa demeure. Cette pratique est accompagnée d’une descente en enfer : il se coupe du monde, devient schizophrénique et développe « des visions violentes, bibliques et prophétiques, nourries d’obsessions pour le cosmos et de paranoïas aiguës, de la croyance en un complot féministe mondial, le tout menant à son apocalypse ». Pour déjouer ces pièges, il se crée une nouvelle identité : ”Libre Patriarche Prophète Seigneur Archevêque Apôtre Visionnaire Mystique Psychique Saint Robertson Royal”. Sa pratique de la peinture lui permet ainsi d’exorciser sa folie profonde et évacue péniblement son obsession de l’adultère qu’il a subi. Royal Robertson a transposé plusieurs aspects du fondamentalisme évangélique dans une sorte de science fiction personnelle, composée d’images de publicités et de médias de masse, le tout mélangé avec des motifs autobiographiques ainsi que ses intentions de venger sa trahison. Si son œuvre est très brute et fait référence à la typographie ou aux graffitis, elle n’est pas franchement éloignée de l’art africain sous sa forme picturale: sa ”folie”, rattachée au fondamentalisme spirituel des peuples esclaves africains, se traduit sous des forces quasi chamaniques et irrationnelles, ses textes paranoïaques et obsessionnels se rapprochant parfois du surréalisme. Vivant seul dans une caravane, au cœur même de son œuvre, Robertson n’en demeure pas moins un être recherchant une certaine affection. S’il y a une grande orientation cosmiques, son travail n’en est pas moins très intime et physique, reflétant des peurs ”normales” (l’enfermement, les références au manque d’argent, la crainte de vivre seul, la maladie, la mort, le cosmos). En 1992, l'ouragan Andrew détruisit une grande partie des extérieurs de sa propriété, mais les tableaux de l'artiste et les écrits ne cessent de se transmettre. Royal meure en 1997. Dans son entretien accordé à l’hebdomadaire Les Inrockuptibles, Sufjan Stevens déclare : « il était empli d’une colère incroyable, et son travail est extrêmement brut, juvénile. Mais il est également très constant, esthétiquement parlant, ainsi que, d’une certaine manière, très vaste en termes de sujets abordés. Il y a quelque chose de possédé, d’obsessif qui apparaît dans tout ce qu’il fait, tout ce qu’il crée. Et je pense que cela ne peut provenir que d’une extrême coupure avec le monde, je pense que c’est le résultat de sa maladie, ainsi que de son incapacité à différencier la réalité et le non-réel ». Sorti récemment aux Etats-Unis, le documentaire ”Make”, réalisé par Scott Ogden et Malcolm Hear, édité sur le même label nord-américain que Sufjan Stevens, Asthmatic Kitty, prolonge le travail de portrait de Robertson préludé par ”The Age of Adz” ; outre Royal Robertson, ”Make” esquisse la vie de trois autres artistes américains autodidactes, rattachés au mouvement de l’Outsider Art : Hawkins Bolden, Judith Scott (sourde et muette, elle a vécu dans une institution spécialisée la plus grande partie de sa vie. Sa sœur jumelle, dont elle avait été séparée très tôt a finalement décidé de la sortir l’institution et de lui faire prendre des cours d’art en Californie) et Ike Morgan. Tous ces artistes trouvent leur voie d’expression à travers l'art. Leurs récits entrelacés montrent des individus dont le monde est aussi unique que leurs œuvres. Le documentaire analyse de même cette obsession créatrice, obsession les menant à leur anéantissement.



Le terme ”Outsider Art” provient du livre du même nom écrit par le réalisateur Roger Cardinal en 1972 (paru chez Littlehampton Book Services Ltd., Worthing, Angleterre) ; il a permis de comprendre de nombreux artistes qui n'auraient jamais été considérés comme des artistes légitimes. Cardinal postule que les grands artistes produisent de grandes œuvres, qu'ils soient formés ou tout simplement dotés d’un don naturel pour s'exprimer à travers leur art : « Je crois qu’un facteur primordial dans la définition critique d’un artiste « outsider » est qu’il ou elle devrait être possédé d'une impulsion expressive et devrait ensuite externaliser cette impulsion de façon non contrôlée qui défie la conceptualisation classique de l’historique et artistique » déclare-t-il dans cet ouvrage. En 1979, le québécois, associé à Victor Musgrave (poète et curateur anglais mort en 1984) monte l’exposition intitulée ”Outsiders” à la Hayward Gallery de Londres : 40'000 visiteurs seront comptés, « même si les critiques furent partagés ». Dans la préface du catalogue, Musgrave écrit : «Voici un art sans précédent. Il propose un voyage orphique dans les profondeurs de la psyché humaine, remplie d'incidents étonnants, mélangée avec les sensations et l'émotion mais toujours disciplinées par les ressources techniques ». Les années 1990 verront elles les bases de l’Outsider Art se consolider, acquérant véritablement ses spécificités et une histoire propre, ceci à travers de nombreux ouvrages et particulièrement la revue Raw Vision et son Rédacteur en Chef, John Maizels.



Sans citer directement Royal Robertson, Sufjan Stevens dresse un portrait flamboyant et surtout déroutant du natif de Louisiane (« Royal m’a servi, d’une certaine manière, de mentor spirituel. Il plane sur le projet comme une référence »). Avec cette notion applicable à chaque niveau d’analyse : la schizophrénie omniprésente. Au niveau des sonorités d’abord : pour qui n’ignore pas la discographie du songwriter, celles-ci, si elles s’inscrivent dans la continuité dans les grandes lignes, elles gagnent encore en contraste (s), en luxuriance et en fantaisie vis à vis d’albums comme ”Illinois” (2005) ou ”Seven Swans” (2004). A l’instar du journaliste Christophe Schenk, les critiques ne sont pas unanimes sur le sixième album du nord-américain : « le mélange des genres en ferait même l'un des disques les plus originaux de l'année, OVNI composite et organique jusqu'à l'excès ». Outre les sonorités pouvant évoquer Robertson, les compositions de chaque morceau sont elles aussi intéressantes dans le portrait du peintre. Les idées se chevauchent, se juxtaposent, voire parfois s’annulent dans une certaine confusion (”Impossible Soul”, d’une durée de 25 minutes), les structures se mélangent, déroutent l’auditeur. Difficile de suivre le rythme et le fil. Cet album que certains nomment ”Folktronica” possède peut-être cette ressemblance avec l’Outsider Art dans la mesure où il ne ressemble à rien si ce n’est qu’il reflète le psyché de Stevens. Le musicien désirait un album introspectif , servant de thérapie à ses maux (« une forme étrange de désordre du système nerveux qui m’a rendu incapable de me concentrer donc de travailler »), mais aussi une approche plus instinctive, d’où une structure partant parfois dans tous les sens, sans pour autant être une cacophonie. Les mots de Musgrave ne peuvent que mieux coller à ”The Age of Adz” : « Il propose un voyage orphique (…) , rempli d'incidents étonnants, mélangé avec les sensations et l'émotion mais toujours disciplinées par les ressources techniques ». Ce 11-titres, que j’oserai appeler ”concept album” même si Stevens s’en défendrait, doit être écouté dans son intégralité. Si l’orchestration classique et grandiloquente de l’éponyme ”Age of Adz” côtoye les beats électroniques de ”Vesuvius” ou le morceau pop synthétique et marchant l’Auto Tune de ”Get Real Get Right”, l’album possède des niveaux émotionnels diamétralement opposés, faisant le grand écart entre les sautes d’humeur du compositeur, évoquant aussi bien la folie que la délicatesse. Dans ce sens, ce disque pourrait se rapprocher de l’œuvre picturale de Robertson, où la somme des tableaux forment un tout indivisible, perdant toute force si son union était cassée. Chaque morceau de ”The Age of Adz” est un chapitre – il ne suit pas la biographie du peintre mais l’évoque plus métaphoriquement.



A l’instar du ”Prophète”, Stevens montre une obsession pour les fantaisies cosmiques (l'espace, le paradis, les extraterrestres, l'amour), tout en développant une partie beaucoup plus intime ; cet album reste tout de même personnel et n’est pas qu’une simple évocation de Robertson. Si l’évocation de l’ancienne femme de Robertson n’est pas directement faite, en tout cas pas manière aussi misogyne qu’a pu faire ce dernier, Sufjan Stevens cite explicitement les maux de cœur du peintres, à l’instar de l’électro pop ”Too Much” : « If I was a dif-ferent man / If I had blood in my-ay-ay-ay,eyes / I could have read of your heart, I could have read of your eyes / But now I'm lonely as that / Too much love », où la boîte à rythme s’active en saccades tout comme les chœurs crochent sur les mots, souvent très (trop) nombreux quand on rencontre la peine de cœur et d’esprit. Ou ”Age of Adz”, peut-être le plus touchant des morceaux (et plus poétique que ”I Walked”): « And in your words, / I Should let it out, / I Would see you die / But I'm a watcher / I see it watch her », où Stevens semble ne faire qu’un avec Robertson, côtoyant les étoiles, ces étoiles si souvent évoquées dans l’œuvre du peintre : « This is the Age of Adz / Eternal living ». La fin du morceau sonne comme un cruel constat d’échec personnel, avec ces paroles déchirantes, mettant la dérision sociale de Robertson de côté : « I'm sorry if I seem self-effacing / Consumed by selfish thoughts / It's only that I still love you deeply / It's all the love I've got ». Faisant sortir Robertson – ou lui même - d’une panique certaine, Stevens prend du recul sur le contemplatif ”Vesuvius”, définissant son imagination sur la splendeur des lieux élevés (la révélation divine, les oracles, l'amour, le cosmos, l'Apocalypse) : « Vesuvius, I am here / You are all I have / Fire of fire, I'm insecure /For it has all been made to plan » ou sur ”I Want To Be Well » : I'm not fucking around / I'm not, I'm not, I'm not fucking around », même si l’angoisse rôde, comme si ces désirs d’élévation ne pouvaient décidément pas longtemps cacher la triste réalité : « Sufjan, follow your heart / Follow the flame, or fall on the floor / Sufjan, the panic inside / The murdering ghost that you cannot ignore ». La banalité de la vie de Robertson se lit dans les matériaux et médias employés dans son œuvre (ses médias primaires étaient le panneau d'affichage, marqueur magique, stylo à billes et paillettes). Une condition toutefois constamment mise en sourdine par les inspirations naïves, quasi insensées du peintre quand il n’est pas en crise de paranoïa. A lui seul, le final de l’album et bien nommé ”The Impossible” résume bien sa torture, où des élément des dix premiers morceaux s’entrechoquent, se croisent, s’arrêtent ou se perdent en route. Des réminiscences désagréables ou plaisantes selon l’état mental du moment, des visions hallucinantes, des moments de lévitation pour repartir en furie. Qu’on lise les paroles ou non de ”The Impossible” ou même de l’album en entier, impossible de ne pas ressentir le grand huit de l’âme, les tourments et, dans une certaine mesure, la schizophrénie (celle-ci étant extrêmement difficile à reproduire en musique, l’écueil du brouillon ou de la mégalomanie n’étant jamais très loin). Et puis, le titre parle à lui seul : l’âme impossible, oxymore révélant peut-être plus que tout la situation du ”Prophète” en une rage bouillonnante, camouflée et domptée grâce à la pratique univoque de l’art.



A travers ces quelques paragraphes, j’ai tenté de refléter les obsessions, les peurs, mais aussi les qualités de Royal Robertson à travers, premièrement, son œuvre, son encrage dans le mouvement de l’Outsider Art, et surtout dans les onze titres hauts en couleurs du sixième album de l’américain Sufjan Stevens, ”The Age of Adz”. De nombreux musiciens se revendiquent l’Outsider music, en référence au mouvement pictural, particulièrement les bluesmen. Le parallèle avec le mouvement punk des années 1974-1979 est ainsi facilement traçable : ces mouvements sont intégralement basé sur cette idée de non éducation préalable à l’art. Travailler sur cette approche et ce discours entre ces deux artistes est intéressante notamment du point du vue de leur renommée respective : visionnaires mais reconnus que par une frange limitée de la population. Cependant, force est de constater que l’intérêt pour Robertson a regagné en vivacité après la parution de cet album singulier. Tant la pochette, décriée, pas franchement bien maîtrisée au niveau de l’incrustation typographique du nom du musicien, que les titres passés à l’Auto Tune (ce drôle de logiciel informatique condensant la voix et l’uniformisant) – un méfait pour un artiste ”folk” (Bon Iver l’a aussi fait en 2008) du même acabit que l’utilisation de la guitare électrique pour Bob Dylan dans les années 60 – que les ”titres à tiroirs multiples”, surtout ”The Impossible”, possèdent cette force de déstabiliser l’auditeur, peut-être avec le même entrain vu dans les tableaux de Royal Robertson. Je terminerai avec une citation de Sufjan Stevens qui, même s’il revendique la paternité intégrale de son album ainsi que son côté personnel, garde un lien indéfectible qu’il a acquis à la lecture de l’œuvre du ”Prophète” Robertson : « Je pense que tous les musiciens sont, d’une certaine manière, des prophètes. Il y a clairement de bons et de mauvais prophètes, mais tous partagent une vision prophétique, tirée d’un matériel prophétique ».