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27 décembre 2010

TANKINO: Tarantino vs Tarantino : les deux KILL BILL (hommage à Sally Menke)

Illustration : Saïnath
En 1908, D.W. Griffith place au montage une scène qu’il inclut au milieu d’une autre sans aucun rapport entre elles. Le producteur trouve ça scandaleux et avertit Griffith que le public ne comprendra rien. Aucune logique dramatique concrète ne reliait ces deux plans ; c’était alors leur connection intellectuelle qui permettait de comprendre qu’Annie Lee était en train de penser à quelque chose. Le montage, c’est un peu la magie du cinéma. Le montage, chez un (bon) réalisateur, est spécifique. Le montage, chez Tarantino, est une histoire d’amour entre ce génial scénariste et cette grande dame qu’était Sally Menke (monteuse de tous ses films) qui a quitté ce monde en 2010, au mois de septembre.


Des multiples flashbacks de Reservoir Dogs aux cultes chapitres de Inglorious Basterds, la symbiose entre eux a fait mouche, et Kill Bill, film scindé en deux volumes, se trouve être leur meilleur collaboration (d'ailleurs, parmi toutes ses nominations, les seuls prix qu'elle va ramener chez elle sont pour Kill Bill, avec comme cerise sur le gâteau, le prix de "editor of the year" en 2004 décerné par le Hollywood Film Award). Deux films qui s’amusent au jeu des oppositions : le volume 1 est très rythmé, quasi sans temps mort et se termine sur une double scène de bagarre qui dure une demi-heure. Le volume 2 est plus lent. Il s’applique à bien définir les personnages du film et se clôt sur un long dialogue (presque interminable) de celui qu’il faut tuer. Une sorte de bataille qui semble ne faire sortir vainqueur aucun des deux opus. Le célèbre site de cinéphile américain Rotten Tomatoes ne réussissant pas à les partager, fin 2010 les deux films affichent chacun le score de 85% !




Tarantino contre Tarantino
Les deux volets de Kill Bill pourraient être l’arène de combat de l’ange et du démon de Tarantino. On retrouve son style, plus percutant dans le premier volume, et la sagesse et l’intrigue mise en avant dans le second. C’est un peu Pulp Fiction contre Jackie Brown, l’éclaté contre le plus conventionnel. Jackie Brown (1997) avait surpris le public par son manque de violence (Tarantino se défendra en interview précisant qu’il n’y avait pas de violence dans le livre, donc pas besoin d’en rajouter), alors signe de fabrique et de réussite des deux premiers long-métrages du réalisateur autodidacte. Avec Kill Bill 1, et ce dès la première scène, nous voyons le visage défoncé de la Mariée : image sublime (peur et beauté), une décharge de balle parachève le portrait de la pauvre Kiddo après un monologue du tueur. Scène réussie, et donc reprise dans le deuxième volet, tel quelle, un rien tronchée. Autre fameuse reprise : la scène du long flashback inséré au milieu d’une scène de « survie » de l’héroïne (sans doute les deux meilleurs moments de chacun des films). Dans le premier, la Mariée, qui sort d’un coma de quatre ans, se retrouve dans le Pussy Truck de Buck et tente de redonner vie à ses membres inférieurs. Dans Kill Bill 2, nous retrouvons une scène plus-que-semblable lorsque Kiddo se retrouve dans un cercueil, enterrée vivante sous terre. Les analogies ne manquent pas : dans les deux scènes, notre petite blonde se retrouve enfermée, allongée sur le dos, sous-terre (parking sous-terrain), dans une bulle, seule avec son destin : retrouver la vie. On touche ici à un thème important chez Tarantino : l’importance des membres. Au-delà d’un fétichisme avéré pour les pieds (Mia Wallace dansant pieds nus dans Pulp Fiction et plus tard le générique d’ouverture de Death Proof), le film montre l’importance capitale des membres (jambes, mains, bras) : perdre ses membres, c’est perdre la vie. La baston finale dans le dernier chapitre de Kill Bill 1 nous le montre suffisamment, et la pauvre Sofie est dévastée à la fin du même épisode lorsque Bill lui demande des informations sur son ex-protégée. C’est un jeu du pendu auquel s’adonnent Tarantino et sa guerrière : détruire les membres d’abord et couper la tête ensuite – faire souffrir jusqu’au bout. Kiddo engage donc une conversation avec son gros orteil pour se faire revivre. La scène est ensuite perturbée par un long flashback sauce manga. Puis retour et dénouement heureux : la Mariée peut à nouveau marcher. Dans Kill Bill 2, nous quittons prématurément la mort-vivante pour découvrir qui était son maître, Pai Mei, celui qui lui a tout appris. Le chapitre terminé, nous retournons dans le cercueil (avec la magnifique reprise du thème d’Ennio Morriconne de « L’Arena » dans Il Mercenario) et la Mariée sort des terres, avant de demander poliment un verre d’eau dans le premier dinner du coin. Ces deux scènes sont équivoques, se font écho et sont un véritable coup de force de la part du réalisateur.




Le vrai méchant
Forcément, les deux volets se font écho puisqu’ils font partie du même spectacle. Cette force de coalition entre les deux films se trouve peut-être dans le personnage de Elle Driver, la nouvelle femme de Bill, blonde elle aussi, qui rêve de tuer celle qui a brisé le cœur de Bill, selon les dires de Budd : « This is for breaking my brother's heart. ». Elle Driver est le vrai méchant du film et sa position dans les combats par lesquels la Mariée doit passer prouve son importance : elle est la dernière victime avant Bill, le dernier rempart. Elle est celle qui déteste le plus Kiddo au point qu’elle est un peu triste de la tuer dans son sommeil puisqu’elle n’en souffrira pas : « Dying in our sleep is a luxury our kind is rarely afforded. My gift to you. ». Elle Driver est le démon ; Kiddo l’ange (le split screen depalmesque de la scène dans l’hôpital n’est-il pas si équivoque sur ce point ?). C’est Tarantino vs Tarantino, le style brutal de Pulp Fiction (Elle) contre la légèreté pudique, lyrique et planante de Jackie Brown (Kiddo). Au début de Kill Bill 1, Elle Driver n’a-t-elle pas l’opportunité de tuer Kiddo ? Puis est interrompue juste avant de commettre le crime par un téléphone de Bill qui lui demande de la laisser en vie. Ce cher Bill que la Mariée passera plus de trois heures d’aventures à poursuivre, passant par les pires supplices et les plus horribles épreuves, pour se venger.


Si Kill Bill 1 parle de vengeance, Kill Bill 2 évoque l’amour perdu (autant sentimental que familial) et les deux pellicules réunies proposent une réflexion sur l’espoir inconscient. Durant tout le récit, Kiddo ne sait à aucun moment que son bébé est encore en vie et c’est seulement au dernier chapitre du second film qu’elle voit sa petite B.B. vivante qui lui tire dessus pour jouer (quelle ironie !…) alors que le spectateur connaît la vérité avant même que le volume 2 commence. C’est Bill qui nous l’apprend. Ce cher Bill qui a tué la Mariée et qui l’a ensuite ressuscitée pour qu’elle puisse à son tour, le tuer. Car Black Mamba (alias Kiddo) meurt plusieurs fois dans le film : la scène de la tuerie lors du mariage, puis Budd qui lui tire dessus avant qu’elle soit enterrée vivante. On ne peut pas plus en montrer pour signifier la mort ! Et comme par magie, notre belle blonde reste insensible à tout ça. Comme une sorte de don qu’elle possède, un bouclier divin (quant nous parlions d’ange…). Les balles la traversent mais ne la tuent pas (clin d’œil à Pulp Fiction) et elle en est la première étonnée. Là est la magie du film : c’est l’histoire, la narration, le récit qui la fait tenir debout (les flashback qui lui font remonter à la surface) et qui la pousse vers quelque chose, comme la voix du Dieu Cinéma (ou simplement du réalisateur) qui murmure à ses oreilles : « Non, tu ne mourras pas car tu as quelque chose à accomplir : tuer Bill et retrouver ta fille ! ». Un happy-end pour faire sourire des millions de spectateurs ; un happy-end pour offrir un volume 3 que Quentin Tarantino n’a jamais démenti vouloir tourner. Le récit soutient le rêve.