Illustration: bolos |
Il y a quelques années, on l’annonçait moribond, tombé dans un son commercial sans inventivité. Pourtant, le hip-hop est en train de vivre une nouvelle ère, comparable à celle qu’a vécue le rock dix ans auparavant avec les Strokes et autres Libertines. Think Tank s’est déjà penché plusieurs fois sur le phénomène. Aujourd’hui, on fait le tour de trois disques plus ou moins récents mais tous aussi vénères et aussi peu pop : Danny Brown, La Gale et Main Attrakionz.
Les années 2000 auront été pour le hip-hop le règne d’un bling bling, voué à faire recette dans les sphères les plus douteuses. Quelques bons tubes par ci par là, qui ne suffirent pas à relever le niveau artistique d’une scène cédant plus volontiers aux sirènes commerciales qu’à la volonté de créer quelque chose de véritablement différent. S’en suivit un son monotone, lisse et surproduit, avec quelques rares réussites comme Kanye West, poussant jusqu’à ses limites ce style qui se voulait le plus pop possible sans qu’un talent musical soit nécessaire. Puis 2010 est arrivé avec un hip-hop qui recommence à être à la pointe (ASAP Rocky, Shabazz Palaces) et qui effectue aussi une forme de retour aux sources (Odd Future, 1995 en France). Ce retour aux sources ne consiste pas en un repli réactionnaire mais en un stratégique retour aux bases du mouvement, où la simplicité fait gagner en puissance.
Sur la mixtape de Danny Brown, XXX, sorti en 2011, on retrouve à la fois un flow assez old-school et une inventivité touche-à-tout. Le phrasé rapide, dramatisé, fait souvent penser à du DOOM. Il est fini le temps du vocodeur et des falsettos, la voix ici sent bon la picole et l’abus de drogues. Une gouaille qui traduit une expérience intensive de la débauche made in Detroit, racontée sur un ton potache. Ainsi Danny Brown fait fort avec son single qui se fout de la gueule des singles : "Radio Song". Sur un beat hyper minimaliste, citant les clichés du tube : basse et refrain avec piano et son planant. Mais ces derniers éléments se retrouvent tout nus, esseulés ils perdent leur côté putassier. Toutes les lyrics consistent en une critique de la recherche du tube, Danny Brown faisant mine de devoir se coller à cet exercice pour mieux s’en moquer : So they say you need a hit, a chart toppin' single/ That's why it's called commercial, because you need a jingle/ A smash crowd banger, play it all night long/ You never get on, without a radio song/ So this my radio song. Le thème des chansons oscille entre drogue et sex. "I Will" est un ego-trip portant sur le cunnilingus, tandis que le titre éponyme évoque la relation personnelle de Danny Brown avec les drogues avec autant d’humilité que d’ambition. Si Danny Brown c’est avant tout une voix et un flox incomparable, XXX est aussi un disque à la production variée, intelligente, fruit d’une connaissance boulimique de la musique et d’une inventivité sans entrave. On a déjà parlé du minimalisme de "Radio Song", ajoutons le sample superbe de "Nights Out" de Metronomy sur "30" et les sons industriels de "Baseline". Depuis, Danny Brown ne baisse pas le niveau et sort une nouvelle bombe de maturité branleuse et avec "Grown Up".
Dans la nouvelle scène hip-hop californienne, tout le monde a entendu parler des ODD Future. Après un buzz justifié au vu d’excellentes mixtapes collectives ou individuelles, le souffle est un peu retombé, la faute à un Earl Sweetshirt qui, pour différentes raisons, traine à sortir un album et un Tyler the Creator en baisse de régime et de créativité sur GOBELIN. Heureusement, il suffit d’aller un peu plus au nord, à Oakland, pour trouver un duo qui ne connaît pas ces problèmes, enchainant mixtapes et albums de qualité : il s’agit de Main Attrakionz. Leur dernier fait d’armes : 808S & DARK GRAPES II, sorti en 2011, enfin disponible sur vinyle via Boomkat et toujours gratuit sur l’internet. Le titre même de ce titre montre que le groupe se situe dans la dynamique anthropophage du hip-hop : se nourrir des autres produits musicales pour se les approprier, les déglutir à sa propre façon. Main Attrakionz parviennent à donner une cohérence et une apparence lo-fi à un rap omnivore, puisant dans différents producteurs, featurings et influences pour obtenir leur propre son. Ainsi "Bossalinis & Fooliyones Pt. 2", le premier titre de la mixtape sample "Tresory of We" de Glasser, le découpe, l’assaisonne d’une poignée de basses pour obtenir un titre lumineux. On est loin des productions minimalistes et trash d’ODD Future. Au contraire, Main Attrakionz ont plutôt un penchant pour la sensualité, leur flow se connectant au LL Cool J d’"I need love", sur des titres émotifs et à piano comme "Chuch" ou les chœurs de la très belle "Perfect Skies". Autre ambiance avec "Take 1" en featuring avec ASAP Rocky et produite par Clams Casino, où les gars de Main Attrakionz se font plus tranchant. Sur "Mondre Mo Murda", ils se la jouent plus goguenards avec un titre reggae, d’abord volontairement bêtement déchiré, avant de remettre la tête à l’endroit avec une deuxième partie beaucoup plus classe. Ou l’art du touche-à-tout illustré en un seul morceaux.
Plus proche de nous, on trouve du hip-hop tout aussi anti-mainstream et même carrément plus vénère avec La Gale qui sort enfin son premier album. Anti-mainstream mais pas anti-pop car si les textes sont politiques et sans concession, la production ne s’enferme pas pour autant dans une austérité blafarde. Une des raisons de cette qualité réside dans le choix judicieux d’avoir confié le son à Christian Pahud, d’Honey for Petzi et Larytta. Le résultat est bien sûr électro mais aussi extrêmement fin tout en gardant un aspect acéré, parfois volontairement un peu crade, et n’oubliant pas d’envoyer des beats qui tabassent de temps en temps. Déjà hyper convaincante par les concerts de la Gale, cet album vient enfin concrétiser une personnalité forte, un talent et une posture politique qui fait plus que du bien dans le monde ronronnant de la musique en général et même du hip-hop en particulier. Sur les dix titres de l’album, la Gale égraine des thèmes parfois personnels mais presque toujours sous l’angle originaire du hip-hop : l’attention portée à la dureté de la réalité sociale et la révolte face à ce constat amère. Pas de politique politicienne mais un gros coup de gueule contre les injustices et la médiocrité ; pas de sermon mais une révolte qui assume son caractère colérique et laisse aux autres les discours bien pensés des bien-pensants. Les textes et le flow de La Gale exprime cette colère et n’oublie pas de viser juste en touchant les thèmes brulants, tout particulièrement en Suisse, du racisme, de la misère et de l’oppression en générale. En se posant du côté des opprimés, des crevards, la Gale assume un texte à la portée à la fois sociale et personnelle, aux teintes sombres et au ton bien décidé à rendre les coups. Tout l’album percute avec une qualité de son et de texte presque sans baisse de régime. Les titres font monter la pression avec un son de plus en plus électro, la tuerie "Comptez vos morts", un gros featuring avec Rhynox, "On mate sur les côtés", et les sonorités arabes de "Frontières". On se réjouit de voir cet album en live et que les festivals de l’été (Paléo et surtout Kilbi) fassent encore mieux connaître un album et une rappeuse au top de la musikunterstadl et de la scène musicale actuelle.