Illustration: Charlotte Stuby |
On dira qu'il est un peu tard pour lire Houellebecq. La critique arguera qu'elle s'y est mise avant nous, que le Goncourt même l'aura reconnu et transféré du domaine des papables au cercle des papés. Vrai, en somme, rien à redire. Mais ce serait oublier un peu vite la surprise du curieux qui dans dix ou vingt ans, dénichant au hasard d'un bac poussiéreux chez un bouquiniste un exemplaire de La carte et le territoire (2010) se replongera dans l'univers glauque du plus neurasthénique des coqueluches littéraires. Pensons à ce retardataire-là, avatar forcé de tout lecteur, pour justifier le choix de la chronique suivante.
L'aire du vide
On range régulièrement Houellebecq aux côtés des cyniques, des désabusés. De ceux qui prennent la plume pour dire les vices d'une société qui se complaît dans la facilité et le performatif, laissant l'individu résolument seul face à son destin, contraint de glaner les maigres plaisirs de la vie (sexuels, surtout) en sachant son espèce irrémédiablement médiocre et sa fin inéluctable. Bref, Houellebecq se veut d'abord le chroniqueur d'un monde qui coule. En témoignent les premiers écrits, et les poèmes. Du fantastique essai portant aux nues le brillant britannique H.P. Lovecraft (1991) au journal d'un informaticien blasé (sosie de l'auteur) enlisé dans une quête (toujours déçue) de coucheries sans lendemain que constitue l'Extension du domaine de la lutte (1994). Implacable, sans nuances, le style romanesque à ce stade déjà, marque. Pas toujours en bien cependant. Houellebecq draine en effet depuis sa naissance par le texte, toute une cohorte de critiques, l'accusant de racolage littéraire, le clouant au pilori du romancier de gare. Le souffre s'exhale, le succès suit.
C'est cependant par défaut qu'on lui attribue une pure ambition dénonciatrice. Preuve, la seconde salve par laquelle sa création est saisie, celle d'une confiance (plutôt qu'un espoir) accordée au progrès scientifique dans le triomphe contre la vieillesse ou la mort. Celle-ci s'ouvre avec Les Particules élémentaires (1998), récit opposant deux frères, l'un obsédé sexuel, raciste, et accessoirement professeur dans un lycée (confinant au paroxysme des caractères chers à Houellebecq), l'autre généticien de renom tenant très fort à sa grand-mère. Le premier finira dépressif, le second révolutionnera la technique du clonage. C'est dans cette antinomie surtout, récurrente au fil de l'oeuvre, que s'illustre l'obsession de l'écrivain. Face à la platitude répétitive des émotions et des désirs, des frustrations et des émois toujours trop brefs qu'elles engendrent, la constance et la paix ne peuvent être obtenues que de l'autre côté de l'homme, dans la science ou la raison absolue, cet appendice cognitif imperturbable et froid, capable dans un même élan de légitimer un massacre (une vie, dix vies, ne valent rien au regard d'une espèce) ou de percer par l'éprouvette les secrets organiques qui rendront le corps immortel. Pourtant, affects biologiques et quiétude de la raison ne se réconcilient jamais chez Houellebecq. Le meilleur moyen d'accéder à la seconde consiste donc à tenter d'étouffer à tout prix l'intensité des premiers : de l'utilitarisme amoureux par monnayage du plaisir, étalé dans Plateforme (2001) à la fuite en avant futuriste élaborée dans La Possibilité d'une île (2005), et dans laquelle l'humain, reproductible en série, se décline simplement au fil de versions personnelles indifférentes à toute idée de fin, à toute souffrance suscitée d'habitude par l'éphémère du soi. Plébiscite de la technologie comme prisme sans remords, ou dissolution du sacrosaint "faire l'amour" à deux dans le mercantilisme indistinct de la baise à plusieurs sont autant de moyens invoqués par l'écrivain pour crier haut et fort son refus du précieux, du spécial, de l'individuel. L'écriture de Houellebecq chante le vide jusque dans son phrasé : dépréciateur (plutôt que dépressif), détaché, sans concessions. Le fameux style "blanc" ou "plat" qui mène le texte est à l'image de son aspiration première, annoncée déjà dans l'essai sur Lovecraft : bâtir des espaces dont la beauté se mesure à l'échelle d'une absence, celle du genre humain. On osera ici le paradoxe d'un emprunt au romantisme hugolien pour appuyer cette entente, "la forme, c'est le fond qui remonte à la surface".
De l'accusation, il y en a donc aussi chez Houellebecq, mais plutôt comme un déchet, un copeau. Issue de l'impossible moulage de l'organique dans le rationnel. À partir de là, c'est en jetant un oeil aux morceaux qui tombent quand on dégage la figure du moule que ressortent les caractéristiques de l'oeuvre.
Triomphe botanique
Cinquième roman de Michel Houellebecq, La carte et le territoire se donne à lire comme une mise en abîme autant qu'un dépassement des principes de la création houellebecquienne. On y suit Jed Martin, photographe flegmatique lancé malgré lui à la conquête des sommets de la notoriété artistique. Le narrateur y renouvelle une technique déjà exploitée dans La Possibilité..., celle du point de vue temporel multiple, entremêlant ainsi, tantôt du futur, tantôt du passé (brassant en cela sans discontinuer ellipses et flash backs) les regards portés sur l'existence du "héros". Emmené à la troisième personne, la méthode glisse sans arrêt des cailloux dans la chaussure du processus d'identification au personnage, creusant ainsi le fossé entre l'intimité du lecteur et l'univers romanesque. À cela s'ajoute le parcourt du protagoniste lui-même. Vaguement ambitieux, relativement passionné, moyennement talentueux, la vie de Jed Martin, fils d'un entrepreneur carriériste et distant dont les visites natales constituent le seul nerf relationnel, ne représente pas exactement un exemple trépidant. Tout juste tombe-t-il amoureux d'Olga, jeune femme d'affaire slave et envoûtante embauchée chez Michelin. Cette histoire, comme toutes les autres, finira. On cherchera en vain dans l'existence de son "héros" des pistes de rebondissement, des traces de suspense. Même le tabassage gratuit d'une infirmière dans les couloirs d'un centre d'euthanasie suisse apparaîtra normal, sursaut mou d'une trame monotone. Martin terminera sa vie comme il l'a menée, oscillant tout d'abord entre le désir lancinant des femmes et de la gloire pour privilégier à terme la lenteur, la solitude, le retour du même, propre à l'existence d'une plante verte. C'est à une réelle distorsion de l'espace et du temps du récit que nous initie l'oeuvre de Houellebecq, une dilution des aspirations impulsives et courtes de l'individu dans l'écho millénaire du devenir du monde, qui se moque de nous, de tout un chacun. Cette désintégration des petites volontés dans le grand tout-je-m'en-foutiste du monde, Camus l'appelait l'absurde. Houellebecq le nomme triomphe.
Douche de sperme et autres reliefs
Mais au parti pris du rien et du néant quasi absolu, le texte, et c'est là sa force, répond par des fêlures. La recherche d'assainissement générique des turpitudes propres à son personnage peine à s'accomplir tout à fait. Elle abandonne des bosses sous le tapis, diffuse des interférences. Celles-ci sont principalement illustrées par le choix des italiques, tout au long du roman. Le carcan créé par les moyens entrepris par Houellebecq pour ne surtout pas laisser transparaître le moindre retournement romanesque, la plus petite saillie dans le caractère de son protagoniste, construit une structure concentrationnaire de laquelle certains détenus parviennent pourtant à s'échapper, se retournant ensuite vers les miradors pour y lancer un bras d'honneur malicieux avant de filer dans la nuit. Ainsi certaines expressions, certains termes, insérés dans le contexte uniforme du récit et placés en italique, émergent de l'ensemble comme des grincements dans la mécanique trop huilée du texte. Grincement c'est le mot, puisqu'il s'agit surtout d'expressions dénotant un rapport symbolique "plus vaste", une surcharge de sens, ou d'image qui contrecarre la blancheur du style (pour mieux en souligner l'implacabilité, peut-être). Ainsi, l'inspecteur de police sur lequel s'ouvre la troisième partie du roman, songeant avec nostalgie à ses problèmes d'érection se rappellera-t-il que son médecin lui avait promis qu'il pourrait bander comme un cerf avec de nouvelles pilules. Ou, se figurant la pauvreté de ses éjaculations, se résigne à ne jamais pouvoir offrir à sa femme une douche de sperme si elle le lui demandait. Le choix des italiques contient ici toute la candeur désillusionnée du phrasé et du sens de l'entreprise artistique de Houellebecq. Il souligne l'apport ironique et vain de tout symbolisme salvateur, et atteste en même temps (c'est ici sans doute qu'il creuse sa plus grande brèche) la présence et la main mise de l'auteur dans le texte. Un optimiste à la Beckett (c'est dire !) pourrait voir cependant dans le rire jaune que provoquent ces "reliefs" typographiques un infime espoir, celui de l'humour comme salut, comme bravade dernière face au silence de l'existence.
Le texte de Houellebecq est à lire comme un exemple de maîtrise triste d'expression de la condition humaine, recherche plate de sens amorcée déjà dans les romans précédents mais qui trouvent ici un point esthétique culminant. L'auteur laisse également transparaître au travers des fentes laissées par les italiques, une incitation à l'humour vis-à-vis des termes ronflants ou du lyrisme romantique de la création littéraire. Sa vision du monde.
Douche de sperme et autres reliefs
Mais au parti pris du rien et du néant quasi absolu, le texte, et c'est là sa force, répond par des fêlures. La recherche d'assainissement générique des turpitudes propres à son personnage peine à s'accomplir tout à fait. Elle abandonne des bosses sous le tapis, diffuse des interférences. Celles-ci sont principalement illustrées par le choix des italiques, tout au long du roman. Le carcan créé par les moyens entrepris par Houellebecq pour ne surtout pas laisser transparaître le moindre retournement romanesque, la plus petite saillie dans le caractère de son protagoniste, construit une structure concentrationnaire de laquelle certains détenus parviennent pourtant à s'échapper, se retournant ensuite vers les miradors pour y lancer un bras d'honneur malicieux avant de filer dans la nuit. Ainsi certaines expressions, certains termes, insérés dans le contexte uniforme du récit et placés en italique, émergent de l'ensemble comme des grincements dans la mécanique trop huilée du texte. Grincement c'est le mot, puisqu'il s'agit surtout d'expressions dénotant un rapport symbolique "plus vaste", une surcharge de sens, ou d'image qui contrecarre la blancheur du style (pour mieux en souligner l'implacabilité, peut-être). Ainsi, l'inspecteur de police sur lequel s'ouvre la troisième partie du roman, songeant avec nostalgie à ses problèmes d'érection se rappellera-t-il que son médecin lui avait promis qu'il pourrait bander comme un cerf avec de nouvelles pilules. Ou, se figurant la pauvreté de ses éjaculations, se résigne à ne jamais pouvoir offrir à sa femme une douche de sperme si elle le lui demandait. Le choix des italiques contient ici toute la candeur désillusionnée du phrasé et du sens de l'entreprise artistique de Houellebecq. Il souligne l'apport ironique et vain de tout symbolisme salvateur, et atteste en même temps (c'est ici sans doute qu'il creuse sa plus grande brèche) la présence et la main mise de l'auteur dans le texte. Un optimiste à la Beckett (c'est dire !) pourrait voir cependant dans le rire jaune que provoquent ces "reliefs" typographiques un infime espoir, celui de l'humour comme salut, comme bravade dernière face au silence de l'existence.
Le texte de Houellebecq est à lire comme un exemple de maîtrise triste d'expression de la condition humaine, recherche plate de sens amorcée déjà dans les romans précédents mais qui trouvent ici un point esthétique culminant. L'auteur laisse également transparaître au travers des fentes laissées par les italiques, une incitation à l'humour vis-à-vis des termes ronflants ou du lyrisme romantique de la création littéraire. Sa vision du monde.
La carte et le territoire, Michel Houellebecq, Flammarion, 2010