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05 mars 2012

Musikunterstadl: Soap&Skin et Kate Wax

Photo: Soap&Skin
Musikunterstadl élégant et transnational: deux demoiselles des prés posent un pied sur le dancefloor, l'autre bien ancré sur Terre. Leur musique finit aussi bien sur des planches de théâtre que de défilé de mode. Côté Autriche, Soap&Skin: en Suisse, Kate Wax. Bienvenue dans le futur.

Fin 2011, "Boat Turns Toward the Port" annonce le second album de la très discrète Soap&Skin. Toujours sans concession, dans un format dénudé, au folk trituré et fait main rappelant Troy von Balthazar, ce morceau reprenait donc sans surprise le premier épisode de l'Autrichienne, LOVETUNE FOR VACUUM ("morceau d'amour pour aspirateur"). Parmi les titres accessibles du LP sorti en 2009, certaines perles aigres, voire coupantes, et quelques belles comptines flinguées. Rapidement, on se voit ravi de la désigner nouvelle star de la pop autrichienne. Le terme est excessif: Anja Plaschg quitte successivement les Ecoles d'art de Graz et de Vienne, se tourne vers la musique, certes. Mais, non loin de la Hongrie, dans sa ferme familiale, pouvait-elle espérer meilleur sort que de quitter cette dernière, et, finalement, chroniquer son adolescence sur un 13-titres comme ultime témoin - brut - d'une jeunesse austère? D'un premier disque inégal mais assez hanté pour marquer (elle n'avait que 18 ans), que pouvait-on espérer trois ans plus tard, hormis plus de maturité, au risque de finir dans le confortable (pensez à 1983 de Sophie Hunger)? A l'austérité est venue s'ajouter la gravité: titre inaugural de NARROW, "Vater" témoigne de la mort du père d'Anja Plaschg.  « Lass mich rein rein bein / hart wie du sein / lass mich in dein Aug hinein / Ich will es sehen / die Prüfung bestehen / ohne Pein » te glace le sang et l'on sang les influences classiques voire baroques de la dame. Ce titre annonce la catharsis de Soap&Skin sur ce mini-album qui ne rigolera pas. Dès lors, on voit la reprise de Desireless, "Voyage Voyage" comme un titre qu'on jouerait en fin d'ordre funèbre et non comme une simple réinterprétation. Où les paroles (« Voyage / Et jamais ne reviens ») prennent toute leur substance, liquéfiant les synthés et la voix artificielle de Claudie Fritsch-Mentrop, sous une forme sidérante et, du coup, assez émouvante. Passé cette introduction funèbre, Soap&Skin garde l'usage de l'anglais et ironise sur "Deathmental": « Stop faking suffering like a child » où sa folk expérimentale devient ici probante et quasi-indus - à 14 ans, elle signait sur le label allemand Shitkatapult, hébergeant, entre autre, T.Raumschiere ou Warren Suicide. Semblant se moquer de l'agencement de ses huit morceaux, Anja Plaschg se détourne une fois encore des rythmes digitaux pour "Cradlesong" et "Wonder", ballades sans peur ni sentimentalisme hasardeux, exprimant l'avancée musicale de l'Autrichienne, moins brouillonne, moins austère. "Lost" laisse entrevoir la lumière, magnifique, à l'impact évident, le deuil digne. Où, si "Boat Turns Toward the Port" ne surprenait pas lors de sa première écoute, en forme de single, il prend ici une signification autrement plus forte, agissant comme soupape quasi pop et presque futile sur l'ensemble de NARROW. La musique sous l'étable est ici spectrale, rèche et peu frivole. Magnifique, ce second mini-album de Soap&Skin est une courte somme (même pas 30 minutes), glaciale mais hautement maîtrisée. Avec, à la clé, la reprise la plus stupéfiante de l'année.


D'electronica d'enterrement, nous passons à une electronica scintillante mais toujours aussi profonde et insoumise. De Genève, Kate Wax propose une musique nationale aux allures internationales, dépassant les habituels carcans helvétiques, la chanson pour la France, la pop pour l'Allemagne, l'indé pour, hum, le territoire Suisse. Finalement, seule l'électronique suisse parvient à s'exporter. Est-elle au niveau car plus facile à produire, ou, en prenant des raccourcis, sont-ce ses producteurs bien plus avisés? Ces questions finissent pas tourner sur elles-mêmes. Comme Anja Plaschg, Aïsha Devi Enz a fait le boulot par elle-même, bottant en touche tout interprétation superficielle. D'abord chez Mental Groove, elle fait désormais partie de la prestigieuse écurie britannique Border Community, créée par James Holden. Ce qui est déjà pas mal singulier pour un artiste suisse – des tournées internationales, un label non-helvétique - devient hallucinant quand on apprend que Versace accompagne son défilé Automne 2012-2013 avec "Echoes & The Light", morceau numéro 8 du nouvel album, DUST COLLISION. La musique sous l'étable devient ici sensuelle et à niveau. L'album obtient d’excellentes notes à l'étranger (lire la belle critique de Pitchfork), le clip du titre éponyme fait maison rencontre une jolie visibilité. Il fallait ainsi faire quelque chose sur Think Tank; il en fallu souvent moins pour qu'un artiste helvétique jouisse d'un statut de tête d'affiche national. Avec Kate Wax, peu, voire rien ne fut publié, on n'aime pas forcément les dissidents du show-business suisse. Les Swiss Music Awards, cette bonne blague, sacre 77 Bombay Street – meilleur titre – DJ Antoine  – meilleur album dance –  Stress – meilleur album urbain. Les prix nationaux étant ce qu'il sont – ailleurs, c'est pas mieux – la fraction romande - suisse alémanique toujours vivace, ainsi que la provenance stylistique dont provient Aïsha Devi Enz pourrait expliquer en partie son anonymat médiatique en Suisse. Tant que la musique électronique sera considérée comme bonne pour des clubbers à gants blancs, qu'on désignera la Swedish House Mafia comme héraut du genre et qu'on permettra au MàD de Lausanne d'organiser le "plus grand nouvel an" au Centre des Congrès de Montreux, la donne ne changera pas: le bon goût ne se trouve pas dans ce style, il n'y a qu'à voir les artistes signés sur les principaux labels nationaux - Two Gentlemen en tête. « Pas de synthé ni de boîte à rythme, enfin, seulement si ça sonne post punk ». C'est bien dommage, mais certains s'en sont pris plein la figure, à commencer par le Romandie de Lausanne, qui s'était risqué jadis au rythmes digitaux (Chloé, vide, Balam Acab et Holy Other, de même). Dans des espaces dits de musique actuelle, on jette encore et toujours l’opprobre sur le style le plus novateur en termes contemporains.


De fait, Kate Wax mérite une attention particulière, car elle brise à elle-seule bien plus que des tabous, mais des barrières: dans l'antichambre d'un succès critique international, la Genevoise compose une electronica qu'on dit proche de Fever Ray pour simplifier et d'une densité remarquable. Ces douze titres de DUST COLLISION se méritent, car rien n'est acquis lors de la première écoute. Si l'on sent les influences rock classiques ("For a Shadow") ou plus pop ("Maze Rider (Live From The Cave)", Kate Wax ne se contente pas de sonner comme une Lykke Li aux prises avec PJ Harvey. En termes helvétiques, nous pourrions légitimement placer sa musique entre celle de l'excellente Kassette et les productions électroniques de Kid Chocolat. Et encore, rien n'est moins sûr: "Dust Collision" nous entraîne sur le dancefloor et sonne aussi bien qu'une Ellen Allien première époque - royale (à écouter d'ailleurs le EP de remixes, comprenant Solvent et Margot notamment). D'autres titres filent en fantôme ("Green Machine", "Human Twin") et permettent à la voix de Aïsha Devi Enz de prendre le dessus – quelle voix! La blible du genre Residentadvisor ne s'y trompe pas en qualifiant cet album de post-pop non-conventionnelle, « vocalement exaltant ». Un album pop moderne: synthétique, exigeant, racé.


La musique sous l'étable se veut ici bien plus avant-gardiste qu'on pourrait le croire; la fusée pique du nez non pas par manque d'ambition, mais bien par affranchissement des codes. En partant chacune d'espaces reclus, Soap&Skin et Kate Wax rapprochent Autriche et Suisse dans un élan commun, précurseur, malin et internationalement médiatisé. Plus éduquée musicalement, l'Autriche a déjà accueilli Anja Plaschg, alors qu'il faudra éviter le quiproquo pour Aïsha Devi Enz et son électro-pop des grands esprits, aux multiples strates. La Suisse en a bien besoin.
 




Sur requête de notre illustratrice C.S.: