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02 mars 2012

Spielberg de guerre

Illustration: Pierre Girardin
Depuis quelques mois en France, l’engouement autour de Steven Spielberg est surprenant : rétrospective complète à la Cinémathèque Française, une Master Class avec le réalisateur invité en chair et en os, des magazines de presse spécialisée lui consacrant des dossiers ou des numéros entiers, des hommages, émissions radio, etc. En 2011 est même sorti Super 8 (de J. J. Abrams), un métrage ouvertement dédié (et en hommage) au réalisateur de E.T. Après un détour par le monde tout en images de synthèse de Tintin, le barbu à lunettes revient avec un film au classicisme forcé, sans effets numériques, que la critique a du mal à saisir.

Avec ses allures de grand mélodrame épique et sentimentale, War Horse (Cheval de guerre) attire les critiques les plus négatives et le spectateur (à raison) hésite l'invitation quand saute à ses yeux la durée du film : 147 minutes. Adapté d’un livre pour enfants, Cheval de guerre raconte l’histoire d’un cheval nommé Joey, un pur-sang élevé dans le Devon par le jeune Albert, qui part en guerre. Son chemin passera par tous les camps (anglais, allemand et français) et trouvera à chaque fois un maître temporaire mais qui se sentira en empathie avec l'étalon. Le sujet semble un peu niais. Mais War Horse est tiré d’un roman pour enfants, et Spielberg défend son adaptation enjolivée car le but était de faire un film pour enfants – mais cette déclaration excuse-t-elle vraiment les défauts du film ?

L’allure d’un chef d’oeuvre
Trois parties composent ce film, chacune soulignée par une lumière qui caractérise l’atmosphère. Durant les 45 premières minutes, on craint le pire et tout le mauvais Spielberg semble réunit dans cette évocation de la vie pénible et misérable des paysans anglais du début du siècle. Le cheval est acheté par un pauvre paysan alcoolique dont le fils, Albert, s’acharnera à dresser pour sauver un espace de terre difficile trop rocailleux pour fleurir. Au moment où Joey réussit à tirer la charrue, on annonce le début de la guerre et le cheval est vendu à l’armée anglaise. Déchirement, tristesse, les larmes coulent, la musique de John Williams se fait de plus en plus pesante ; c’est la séparation. On se dit à ce moment-là que les 100 prochaines minutes vont vraiment être longues et que le trailer du film ne cachait en fait rien d’autre qu’une suite de scènes ennuyantes et mielleuses. Se refarcir un Il faut sauver le soldat Ryan en DVD aurait été pareil. Alors que je commençais à battre mon record à iSlash sur la musique de John Williams, Spielberg, comme s’il attendait cet instant où le spectateur décroche, nous balance l’une de ses plus belles scènes de combat jamais réalisées. Les Anglais s’apprêtent à attaquer au petit matin un campement allemand et la troupe britannique va passer d’un champ de blé à une plaine verdoyante, pour finir sa course, battue, dans une épaisse forêt. Trois espaces différents, trois scènes, trois états filmés avec une justesse et une clairvoyance connue seule du réalisateur. Parce que là où le film s’en sort, c’est dans ces moments d’attraction véritable, où la narration se fige pour laisser place à une succession de plans étonnants, où le rythme cardiaque s’accélère au tempo de la course des chevaux, et de Joey, qui connaît ici sa première expérience de guerre. Comme dans World of Wars (2005), War Horse contient du (très) bon et du mauvais Spielberg. Mais ici, on vole plus haut (ou on court plus vite). Car Spielberg joue la carte du mélodrame, du classique rejoué, de ce qu’il aime vraiment. Plus que chez n’importe quel réalisateur, on sent un amour pour l’histoire, la mise en scène et l’Histoire. Le réalisateur prend le risque de filmer au premier degré et de promouvoir un cinéma qui met en évidence les valeurs humaines sans en avoir honte. Alors évidemment, ça tache, et il faut accepter les passages mièvres et franchement ridicules, comme par exemple les Allemands qui parlent anglais avec un accent germanique. A vomir. Mais la prouesse de Spielberg est justement de réussir à réaliser un film de qualité qui comporte tant de fautes de goût. Et ça, ce n’est qu’un réalisateur doué qui peut le réussir.

Un classique après les classiques
Car War Horse s’inscrit dans la continuité des classiques d’un cinéma familial et mondial, de Autant en emporte le Vent à Lawrence of Arabia de David Leane, la photographie du film, loin du dégoulinant étalonnage de J. Edgar ou même de La Taupe, redonne vie à une image cinématographique un peu oubliée par le temps et les usages trop répétitifs du numérique. Spielberg tourne un film à l’ancienne, dans le sens du drame et des parties attendues qui le compose, sans se détourner d’un objectif à atteindre que tout le monde connaît. Il ne manque à ce long-métrage classique qu’une signalétique qui imposerait la mention de « grand film » ou d’opéra mélo-dramatique : l’annonce de l’ouverture (A l’Est d’Eden de Kazan) ou l’entracte (2001, Kubrick) qui fracture le film en pièces pour laisser souffler le spectateur et l’avertir qu’il est un face d’une œuvre colossale. Mais n’exagérons rien, War Horse n’est de loin pas « le » chef d’œuvre de Spielberg que certains critiques s’amusent à célébrer. Les scènes de cheval sont finalement les seules qui (ré)activent la tension dramatique du film et sont du coup ce qu’il y a de meilleur. L’apothéose du film arrive lorsque Joey, devenu fou, traverse les tranchées et se retrouve prisonnier des barbelés au milieu du no man’s land. Film ambigu, à la limite du niais, mais à la mise en scène profonde, War Horse permet de nous faire voir que Steven Spielberg est le seul capable de faire tomber son spectateur dans un trop-plein de pathos et de le sauver par quelques scènes immenses et spectaculaires. Son cinéma a toujours été celui de l’extraordinaire et de la confrontation : dinosaures, extra-terrestre ou requin, l’instant fatidique du duel (n’est-ce pas le nom de son premier film ?) est souvent chez lui le moment le plus intéressant de son œuvre, comme lorsque le cheval se retrouve face à un char d’assaut, symbolisant la nature qui fait face à la création monstrueuse, destructrice et absurde de l’Homme.

War Horse (Cheval de guerre), Steven Spielberg (UK, 2012)
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