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26 juillet 2011

TANKART: GREGORY CREWDSON A BERLIN

Gregory Crewdson, Untitled (Brief Encounter), 2006

Longtemps menacé de fermeture pour cause de gentrification excessive du centre berlinois, le c/o (ouvert en 2000) a tenu bon et peut désormais envisager le futur avec enthousiasme. Et pour cause: ces prochains mois, la super poste transformée en haut lieu de la photographie accueillera Anton Corbijn, Larry Clark, Arnold Newman ou encore les 100 ans de Condé Nast. Actuellement se tient une double exposition aussi proche qu'éloignée: Gregory Crewdson à l'étage, Sybille Bergemann au rez. Et une surprise pour terminer.


Mystères et anti-récits, contes de fées et cauchemars (américains). Jusqu'en septembre, le c/o présente deux artistes prestigieux, presque intouchables. Ici, des accrochages radicalement opposés, osés diront certains peut–être: des énormes tirages de 2m20x1m50 pour l'américain Crewdson dans la superbe halle de sport du centre de tri postal pour son travail le plus important (Beneath the Roses). Et puis des Polaroids, nombreux, encadrés et accrochés dans les couloirs serpentés du rez. Sybille Bergemann, récemment décédée, a, outre ses collaborations pour de nombreux journaux allemands, fondée en ancienne RDA l'agence de photographie de Ostkreuz tout en dressant des portraits hallucinants, souvent à la lumière naturelle. Le centre berlinois a rendu hommage à cette photographe en sélectionnant 140 Polaroids: une façon pertinente d'éviter la simple monographie pour explorer dans la frange les nombreuses années de pratique de Bergemann. Techniquement, l'appareil Polaroid est encore utilisé lorsque l'on doit vérifier notamment l'exposition lors d'un travail à la vraie, sans numérique. Ces sortes de brouillons, papiers magiques souvent maltraités car sous-considérés, à l'utilité ne dépassant pas le simple coup d'oeil vérificateur, sont toutefois gardés avec nostalgie. Au c/o, il y a donc un peu de cela, des portraits de mannequins, mais aussi des photos faites hors des séances de studio, fragiles, floues et personnelles. La somme est d'un réel intérêt, mélancolique, fables étranges avec ces poupées cassées côtoyant mannequins pimpants, petites filles fardées et fleurs fanées. Ambiance fin de fête foraine et journal vraiment perso; aujourd'hui, on parlerait de photographie vintage, ou, pire, arty. Ces Polaroids vieillissent terriblement bien, c'est-à-dire magnifiquement mal: de quoi peut-être ne pas trop se lasser devant de nombreux paysages et natures mortes en sorte de snapshots pas toujours des plus intéressants. L'ambiance qui en ressort est cependant captivante et permet d'entrer d'une autre façon dans le travail de Sybille Bergemann.


On monte les marches et, si l'ambiance reste, on va dire, mystérieuse, on passe à un tout autre format: à l'américaine? Oui, d'une certaine manière, psychologiquement aussi. Trois travaux présentés pour cette exposition de Gregory Crewdson, montée en partenariat avec deux institutions culturelles de Stockholm et Copenhague. Autour du travail phare, Beneath the Roses, on trouve un vieux trip photographique ressorti des cartons, Fireflies, ainsi qu'un reportage récent, Sanctuary. Ce dernier traite des studios romains de Cinecittà, qui connurent autant le cinéma sous l'ère Mussolini, les westerns spaghettis que les productions ringardes de la télévision italienne. En noir et blanc, un clin d'oeil à la fascination de Crewdson pour le cinéma, à celle des ambiances glaciales, sans âmes, brisées mais rigides. Le paradoxe du New-Yorkais représenté dans une série en frange de son travail habituel, une sorte de discours sur son discours. On a tout de même l'impression de voir davantage honnête travail de diplôme qu'une haute voltige crewdsonnienne, hormis peut-être l'image construite de l'entrée de Cinecittà, reprenant le dispositif imposant qui a fait la renommée du bonhomme. Vite vu, Fireflies parle de vacances d'été passées dans le Massachusetts à capter des mouches dans la nuit, entre noir complet et reflets étranges. Là aussi, un lien - cette obsession de la lumière – avec l'oeuvre de Crewdson. On y vient: Beneath the Roses est sa série la plus iconique, vaguement plagiée lors de chaque concours d'une certaine importance, à caser entre Lost et Edward Hopper pour faire court, d'une taille indécente. 17 tirages de plus de 2 mètres de larges y sont accrochés, avec une entrée flippante, réunissant dans un triangle magique trois photographies parmi les plus efficaces: Untitled (RBS Automotive), Untitled (Merchants Row) ainsi que, en face, Untitled (Worthington Street). Trois tirages pour résumer un Gregory Crewdson au meilleur de sa forme: une Amérique anonyme, léthargique, fantasmée et pourtant paumée, mais avec cette lumière si particulière. Dans la grande pièce, la salle de sport revue pour accueillir les images XXL, la suite de Beneath the Roses, où l'on entre dans ces faux appartements (les images documentant la création des images sont à voir à l'entrée), ou, dans le jardin des gens. Encore une fois, tout ce qui fait le succès du New-Yorkais, cette rigueur dans le cadrage et dans les éclairages, cette richesse dans la mise en scène (peut-on parler de perfection), du cinéma fixe mais grand format pour épater ses amis. 



Comme chez Bergemann, un splendide travail sur une certaine scénarisation créant de fait ambiance et cohérence. A l'inverse, outre les format, une toute autre approche de l'humain, puisque, finalement, c'est un peu près à ça que sert la photographie. Le travail de portraitisation distingue radicalement les deux photographes, non contemporains faut-il le rappeler, comme dans un mur mental entre cinéma vieille époque et cinéma de blockbuster et donc nord–américain dans une plus large mesure (on associe souvent les séries de Crewdson au cinéma de Lynch notamment). Or donc, deux façons diamétralement opposées de voir l'homme, entre fantaisie, nostalgie et humilité chez Bergemann (on y décèle un vrai altruisme, détaché toutefois de toute emphase), et état paranoïaque, perte de repères et simples prétextes chez Crewdson: l'éclairage des acteur en étant la preuve, l'homme est au centre des pièces du photographe, et pourtant on n'a pas franchement envie de s'y attarder, au contraire des architectures et dramatisations tip tops des scènes de Beneath the Roses. Avant d'atterrir à Berlin, cette série était présentée à Baden Baden, côtoyant les sculptures humaines de Duane Hanson, posées au milieu des pièces. On y parlait de réalités troublantes dans cette double exposition. Mais là où les mines figées et par défaut des personnes de Hanson sont légitimes et presque obligatoires, celles, presque pareilles des figurants des scénettes de Crewson sont parfois incompréhensibles et même carrément pénibles (prenez celle de la maison en feu, presque grotesque, ou mieux encore, la version emo 21ème Siècle d'Adam et Eve, Forest Cleaning). On rapproche souvent son travail à celui de Jeff Wall. A y regarder de plus près, le travail sur la gestuelle (en existe–il une chez Crewdson?), sur les intentions et attitudes, ainsi que les visages est, sinon meilleure, tout autre chez Wall. J'ai refait trois fois le tour de 
Beneath the Roses avec toujours ce même constat de frustration résultant d'une dichotomie entre ces tableaux maîtrisés avec bravoure et ces personnages dans un par défaut pas franchement convaincant. Heureusement que les voitures sont là, sisi. On y parle de cauchemars américain, de psychose et de solitude; ne devrait-on pas se contenter de parler du travail de scénarisation, de création de scènes entières, entre faux reportages et vraies mises en scènes (ça serait déjà suffisant)? Une exposition à voir de toute façon, rien que pour la taille des tirages, ainsi que pour l'apparté sur les Talents du c/o, partie résultant de concours annuels. 




Cette fois–ci, pour la 23ème édition, le travail déglingué et super du duo Timotheus Tomicek / Kathrin Schönegg, étiquetant des petites définitions de la vie. Il y a des photographies animées et encadrées dans des parures foldingues, des projections, une balle de ping–pong exposée et se réveillant dans un numéro de voltige chaque cinq minutes, des défis insurmontables de dominos, le tout dans une esthétique soignée, rappelant des peintures néerlandaises. Cette didactique est très amusante, assez enfantine mais suffisamment subtile pour faire son chemin. Bien vu; à retrouver sans doute très prochainement dans un espace à l'envergure plus conséquente. En bonus: la meilleure carte postale du monde de la Tour Eiffel. Prometteur. Notre titre d'article est donc trompeur: il y avait largement plus qu'un Gregory Crewdson au c/o de Berlin.