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14 mai 2011

TANKINO: WOODY A PARIS / Midnight in Paris

Illustration: Pierre Girardin

Si vous étiez en train de regarder "Midnight in Paris" autour de 20h le mercredi 11 mai dans une salle de cinéma, alors vous aviez un point commun avec le festival de Cannes. Exceptionnellement, le film n’avait pas le droit d’être diffusé en Suisse et en France avant 20h, heure à laquelle il était projeté en ouverture de la 64e édition du festival français. TT n’était pas dans le sud, mais tout de même aux avant-postes pour le dernier film de Woody Allen.

Dans un récent entretien pour un magazine français, Woody Allen disait : «J'ai eu carte blanche pendant vingt-cinq ans et je n'ai jamais réalisé un grand film. Je n'ai tout simplement pas ça en moi. Je n'ai pas la profondeur de vision nécessaire». Modeste ou dépressif, le réalisateur de 76 ans ne revoit jamais ses films, ne lit plus les critiques et préfère jouer de la clarinette avec son orchestre que de se présenter aux tables de la nuit des Oscars. Ayant toujours eu un problème d’intégration avec les Etats-Unis (sauf Manhattan bien sûr), le réalisateur a décidé de s’expatrier en Europe depuis "Match Point" en 2005 et n’a tourné qu’un film à New York depuis. Au rythme effréné d’un film par an depuis les années quatre-vingt, la filmographie d’Allen grandit plus vite qu’une tige de bambou dopée aux hormones de croissance. Parmi ces kilomètres de bobines, il est vrai que ses films et son style peuvent en endormir plus d’un: les comédies se ressemblent et traitent toujours des problèmes de couples, de la création artistique, de l’amour, de la crise de la trentaine, de la quarantaine, de la cinquantaine, etc. La Allen touch existe bel et bien, et c’est vrai que c’est tout de suite moins rock’n’roll que David Fincher ou Xavier Dolan. Son dernier film avait déjà fait froncer les sourcils des critiques in lors de la mise en ligne de la bande-annonce: les Inrocks l’avaient analysé sur une page entière, critiquant le surplus de clichés parisiens et son grain romantico-chiant projetant en diapositive des photos de cartes postales de Montmartre. Woody riait alors discrètement dans son fauteuil.


Le film s’ouvre en effet sur une série de clichés (au sens propre et figuré) de plans "cartes postales" sur fond de musique jazz: la séquence dure plus de deux minutes, ça paraît un peu long. Puis viennent les fameuses lettres blanches sur fond noir du générique, la musique s’arrête, un dialogue commence: le film est lancé vraiment lorsque la voix d’Owen Wilson fait irruption. Une semaine après sa prestation dans le dernier Farrelly, "O" (comme on le surnomme dans le milieu hollywoodien) exulte dans ce qui est aujourd’hui son meilleur rôle. Si Wes Anderson (au passage, les mêmes initiales qu’Allen) l’avait fait connaître au monde en 1996 dans "Bottle Rocket", il aura fallu attendre une dizaine de navets pour qu’on reconnaisse la qualité de cet acteur qui se bonifie au fil des ans. Après une tentative de suicide en 2006, Anderson repêchera son enfant sacré par la manche pour lui offrir un rôle dans le "Darjeeling Limited". Quelques années plus tard, Allen se retrouve totalement en lui: son phrasé, son look, son métier, ses problèmes, ses angoisses… Woody en blond, Woody en beau gosse. Sans en faire trop, Owen Wilson endosse le costume d’un scénariste d’Hollywood découvrant Paris avec sa femme et sa belle-famille. Paris l’impressionne et l’ensorcelle dans sa magie nocturne où il tombera éveillé dans un rêve à côtoyer ses idoles. Après les douze coups de minuit, quelque chose d’étrange se passe.

Comprendre l’œuvre
Woody Allen peint un Paris intemporel et magique voguant entre instants surréels et choix difficiles qu’ordonne la vie. Paris est une ville qui vit sur la culture de son passé et se déploie comme métaphore des problématiques récurrentes chez tout artiste : « c’était mieux avant ». Enfant, il était impossible pour Woody de se rendre à Paris et il a donc découvert cette ville par le cinéma et des films comme "Un Américain à Paris" de Minelli qui montrait « un monde radieux et romantique, inondé de musique et de chansons d’amour » souligne-t-il dans son interview à Télérama. Woody Allen ne veut pas nous montrer un Paris réel, il nous montre simplement le Paris fantasmé qu’il a connu dans les films des années quarante. Car il n’aime pas la réalité qu’il trouve triste et pesante, il aime le rêve et la fiction, donc le cinéma. Même s’il préfère Paris sous la pluie (comme son double Gil), les villes chez Allen sont autant de parties dissociées qui représentent l’évasion. Même quand il filme Manhattan ou Londres, Allen ne nous montre pas une ville exacte, mais des endroits qu’il aurait aimé voir ainsi. Comme dans "La Rose Pourpre Du Caire" où un acteur sort de l’écran pour y découvrir la vie réelle, Owen Wilson pénètre dans un passé fantasmé dans lequel il se sent vivre mieux et (enfin) apprécié de tous (seule la France a toujours applaudi les œuvres de W. A.). Le film joue enfin la réflexivité et finit par se moquer des clichés qu’il présente tout au long de l’histoire, comme le confirme Gil en conclusion, découvrant que le présent offre aussi ses avantages.


Alors oui, "Midnight in Paris" est un film sans scénario grandiose, sans originalité et rebondissements flagrants et reste classiquement dans la norme du grand admirateur de Bergman et Lubitsch. «Je n’ai jamais réalisé de grands films» répète-t-il. Mais est-ce vraiment ce que le public amateur de son cinéma lui demande ? Évidemment qu’il y en a eu, des chefs d’œuvre : "Hannie Hall", "Stardust Memories", "Match Point" ou "Crimes and Misdemeanors" pour ne citer qu’eux. Et parmi ces joyaux, traînent de petites histoires plus simples et sans prétention ("Anything Else", "Scoop" ou le sous-estimé "Hollywood Ending") qui rendent son cinéma encore plus passionnant. Le film allenien le plus proche de "Midnight in Paris" est sans nul doute "La Rose pourpre du Caire", qui est le préféré du réalisateur (avec "Match Point") et le mélange rêve/réalité lui réussit bien; et encore plus quand il invoque Hemingway, Dali ou Buñuel. Car à la manière d’un Truffaut, le cinéma de Woody Allen n’est pas à concevoir comme plusieurs pièces éparpillées et dissociables (comme un Kubrick), mais plutôt comme un tout, comme un œuvre complète, intelligente et émouvante qui vous accompagne durant toute une vie. "Midnight in Paris" poursuit donc le voyage de l’enfant juif de 76 ans dans les capitales européennes d’une façon romantique et convenue, sans éclats mais sans faiblesse non plus. Il n’est de loin pas le meilleur film européen de sa carrière, mais obsédé par le rêve, Woody Allen en a finalement réalisé un: celui de tourner à Paris.


En attendant Rome.