Illustration: vitfait |
Après un premier volet consacré à Salem, oOoOO et Balam Acab, Think Tank, conscient que la musique connaît actuellement un phénomène de spectrarisation croissante, consacre un deuxième article à la musique hantée. Cette fois, c’est au tour du hip hop et du R’N’B d’être ensorcelés sous l’égide du label Tri Angle. Spectre, connais tes disciples : Clams Casino, How To Dress Well et Lil B.
Dans notre premier article, la musique hantée avait été caractérisée par son penchant occulte, marque d’une génération qui n’a plus grand chose de fluo. En effet, la boîte de Pandore est désormais ouverte, et c’est presque partout qu’on croit entendre un esprit, entre dubstep caverneux et romance spectrale. Dans une interview avec le magazine SUPER SUPER, oOoOO confirmait les hasardeuses tentatives d’interprétation politique de ce mouvement : "Les gens semblent savoir qu’ils vivent dans un monde qui est dans un moins bon état qu’il y a vingt ans. L’idée du progrès est en train de mourir, des portables plus cool et des meilleurs lecteurs mp3 ne suffisent pas pour couvrir ce fait. Il y a donc une tendance apocalyptique dans la culture pop qui grandit en ce moment, alors que les gens réalisent à quel point c’est le merdier et le peu de contrôle que nous avons sur ce monde. Cette musique est une sorte de bande-son inconsciente pour cette génération". Raison de plus pour nous pencher à nouveau sur cette tendance apocalyptique. Salem étant au fond une forme de hip hop ralenti sous crack, il semble logique de s’attaquer à la musique hantée aux rayons R’N’B’ et hip hop.
How To Dress Well a sorti en 2010 un album ovni : LOVE REMAINS. Une production qui tout en étant ultra déstructurée, se base sur des lignes mélodiques puisées dans le R’N’B’ le plus mielleux ; un son bizarre comme produit dans un studio construit sur un ancien cimetière indien, sauf que les indiens, ce sont maintenant des chicanos bien lover, sentant encore la gomina et sifflotant du R Kelly. Le son de How To Dress Well comporte cette hybridité incroyablement réussie entre sensualité d’une part et complexité lo-fi de l’autre. Un véritable album fantôme où le sublime se trouve au fond d‘un grenier, après avoir enlevé les toiles d’araignée et évité les vieux clous. Les sensations invoquées, on a l’impression d’être tombé sur une vieille cassette d’où sortirait un son poussiéreux, où une âme en peine chante son amour. Le monde est en ruine, sans signification et c’est peut-être bien à ce moment-là qu’une émotion peut naître, débarrassée de ses apparats putassiers. Un moment, aussi, où la musique lo-fi aux beats crépitants ose exprimer des sentiments sans second degré ou détachement. How To Dress Well prescrit cette potion à tous les titres de LOVE REMAINS, sans aucune exception. La production est toujours presque étouffée, les samples tonnent et le tout est peuplé de bruits et cliquetis indéfinissables. La voix haute assume jusqu’au bout (bon attention c’est quand même pas The Weekend) le côté smoothy lover, se lançant à corps perdu dans des flows digne de LL Cool J. Au fond, LOVE REMAINS est un long manifeste proclamant le besoin d’amour. Cependant, avec une unité stylistique hyper cohérente dans son hétérogénéité, cet album révèle une densité hallucinante d’expérimentations sonores et d’émotions fulgurantes. Les moments forts en deviennent monnaie courante. "Ready for the world" est une lente chute vers un cocon vaudou ; une respiration entre plaisir et sifflement. "Decisions", avec Yuksel Arslan ; un rêve hanté aux beats qui résonnent, comme quand on va au sacrifice, comme quand il faut pleurer dans un moment de bonheur. Le lien entre How To Dress Well et des groupes comme Balam Acab et oOoOO est évident. Au delà de leur son brumeux et spectral, ils constituent les trois premiers EPs du même label, Tri Angle, suite réussie d’une première compilation bluffante, LET ME SHINE ON YOU.
Et d’ailleurs, la prochaine sortie dudit Tri Angle, n’est autre qu’un album instrumental de Clams Casino. Mis à part le fait que ce nom désigne à la base un plat bizarre (en gros des coquillages farcis) c’est un producteur de tout juste 23 ans qui répond à ce doux blase. Au début, on le connaissait sans le savoir ou sans l’avoir rencontré, c’est-à-dire au travers des rappeurs qu’il produisait, tel Lil B. Hyper premier degré, ce petit mec filme des fleurs, poste des vidéos pour apprendre à danser le cooking à base de gestes cuisiniers. Une sorte de Sébastien Tellier du hip hop américain. Peu importe les codes établis du genre, Lil B assume la transparence d’une émotion presque fleur bleue. Ce mépris des conventions lui a même attiré des menaces de mort, suite au choix du titre de son prochain album I’M GAY, alors même qu’il n’est pas homosexuel mais entend plutôt par là un état d’esprit plein de positivité. Déchainé sur twitter, il enchaîne les phrases gnan-gnan sur l’amour qu’il faut partager, sur les drogues qu’il ne faut pas prendre, etc. Mais voilà, ce premier degré est dégainé sur des mixtapes d’une qualité telle qu’on peut souscrire à ce déferlement d’amour sans mauvaise conscience. "Illusion of Grandeur" frise l’excès de sucrerie mais sa basse et son flow font passer la pilule et, avouons-le, flattent notre côté romantique. Mais surtout, Lil B s’est imposé par deux chansons à la production signée Clams Casino. Déjà à la fin 2009, "I’m God" était dans notre top chansons de l’année. Un titre à l’ambiance incroyable. Lent, où chaque mot trouve le temps de se poser. Un brouillard où règne le calme d’un air à peine agité par les mouvements d’ailes de spectres envoûtants. Une impression de transcendance et d’intimité, d’un cœur qui parle à un autre comme dans un rêve. Plus rapide, "Motivation" confirme l’harmonie musicale entre Lil B et Clams Casino. Le flow du premier, proche du spoken word, se colle parfaitement sur une production faite de rythmes profonds et de sons ralentis ; sorte d’hyperdub coulé dans un moule hip hop. Un grand titre, mêlant mélodie et paroles assez gays d’un côté, et sonorités étranges de l’autre. A part Lil B, Clams Casino a remixé plusieurs groupes plus ou moins connus. On compte notamment une autre collaboration suivie avec le beaucoup plus pop Soulja Boy. C’est une preuve de l’extension de plus en plus forte de la dubstep et de la musique hantée que de constater qu’un rappeur habitué aux tubes ose des chansons portées par une telle production. "All I Need" évolue sur fond de pluie et de voix féminine plaintive. Les beats et les tiroirs claquent. "The World Needs a Change" exhume lui aussi une voix ralentie de fantôme et des mélodies de claviers jouant seuls dans de vieilles maisons.
Après tous ces titres mêlant incroyablement musique hantée et hip hop, c’est au tour de l’alchimiste œuvrant à leur production de briller dans la brume : une avalanche de chansons instrumentales de Clams Casino déferlent de partout. En amont de la sortie de l’EP d’inédits chez Tri Angle, des versions instrumentales ont d’ores et déjà été distribuées, soit par Clams Casino lui-même via twitter, soit sur une première compilation des meilleures productions déjà sorties. Dénudées de l’apparat des rappeurs, les chansons apparaissent sous leurs habits de messe noire. Loin de souffrir de l’absence de voix, elles laissent trahir derrière leurs parures des nuées infinies où les oreilles se perdent, sans pourtant perdre de vue le talent de Clams Casino. Il y résonne cet hyperdub de fin du monde, où l’aube, à la fois mélancolie et promesse, annonce une mort à nouveau vaincue. La version instrumentale de "I’m God" fait éclater au grand jour le pourquoi de l’amour voué à cette chanson : son rythme fini de s’imprimer au fond de nos tempes, ses souffles de voix nous dégagent de l’ici et maintenant. Les sonorités planantes rappellent un vieux film bizarre, où chaque personnage est lui-même et son spectre à la fois. "Motivation" devient la longue plainte d’un esprit malade, marqué par des ralentissements épiques et des montées jouissives. "All I Need" prend la forme d’une bande originale d’une fête dans une cave sombre, où les beats font entrer en transe les corps encore debout. On repense alors aux mots de oOoOO, et le lien devient évident entre ce dernier et Clams Casino, dont la première mixtape d’instrumentales laisse de part en part admirateur. On attend donc impatiemment la sortie toute prochaine de son nouvel album, RAINFOREST. Pour patienter, un premier extrait est déjà sorti, il s’appelle "Gorilla" et ça brise des chaines sur fond de flammes comme David Copperfield.