Photo: Céline Burnand |
Marguerite,
c’est le prénom d’une fleur. On l’imagine frêle et bercée par le vent. On la
caresserait doucement pour ne pas la casser. On laisserait ses pétales s’étaler
sur un paysage. Duras, par contre,
c’est gras, c’est lourd : un pan de mur luisant passé au cirage. Une paroi
épaisse cuisant sous un zénith. S’appuyer sur l’onomastique est aisé, les
textes, c’est connu, disent toujours plus que les noms d’auteurs, mais en
disent aussi sur les noms. C’est à
ça, sûrement, qu’on reconnaît la force d’une œuvre : sa propension à façonner
la vie.
On
se souvient que Duras, dans l’entretien avec Bernard Pivot qui devait la rendre
à la vie publique en 1984 (à voir sur ina),
décrivait son processus d’écriture comme une grêle ou une attaque. Les mots lui
viennent, la piquent, l’harassent, et c’est la gageure de tout auteur que de
les laisser s’incruster, de s’offrir comme un buvard à cette ivresse. Une
ivresse qu’on retrouve, au propre et au figuré, dans ses romans. Existentielle,
débordante, obsédante, elle polarise le récit et le rapport du lecteur à
l’histoire. La torpeur opère, entre autres, dans Dix heures et demie du soir en été (1960).
La chaleur et la police
Un
meurtre a été commis. Un homme nommé Rodrigo Paestra a tué sa femme et l’amant
de celle-ci à coups de revolver. Il se cache dans la ville pour échapper à la
police. La cité est menue, les rues courtes, il ne tiendra pas longtemps.
Maria, son mari Pierre, leur fille Judith et leur amie Claire, stoppés sur la
route de Madrid, attendent dans un bar que l’orage cesse de se démener dans le
ciel andalou. Dans l’épaisseur de l’air, Maria boit pour passer le temps, et
parce qu’elle boit, en général. Le ciel qui crève en trombes d’eau contraste
avec le désir, contenu et sourd, à venir encore, que Maria devine chez Claire
pour son époux. Une simple question de temps avant que cet orage-là n'éclate, lui
aussi, Maria le sait. On parle du crime, parce qu’il n’y a que de cela dont on
puisse parler, et de la chaleur, dans la ville minuscule. Alors, sur un toit,
Maria aperçoit à la faveur d’un éclair la présence galopante du désespéré
Rodrigo. Elle seule l’a vu. Comme elle seule vient de surprendre par le cadre
d’une fenêtre donnant sur la rue, à même le mur, l’épouvante enamourée dans les
yeux de son mari pour Claire, et les mains des deux amants courant toutes
quatre sur leurs deux corps collés. Plus tard, depuis le balcon d’un hôtel,
seule encore et saoule, Maria retrouve recroquevillée et grelottante derrière
une cheminée la silhouette du meurtrier, de cet individu qui a franchi le pas,
qui, lui, a mis une balle dans le cœur de l’amant de sa femme. Elle sait qu’à
l’aube il sera pris et tué à son tour. Alors elle l’appelle.
La houle comme structure
Pierre
fume, Claire attend, Maria boit, et dehors la tempête rage : c’est déjà un
film. La première puissance de l’écriture de Duras est visuelle. La concision
de ses descriptions, toutefois, vise moins à traduire la pauvreté ou l’épure
des caractères qu’elle met en scène (ou à refuser, comme pourrait le faire valoir
les théoriciens du Nouveau Roman, une intériorité
à ses personnages) qu’à leur dégager un espace, leur ménager une brèche dans le
flux des pages. Cette place, ce gouffre parfois, initie le lecteur à la
profondeur des relations que tissent les protagonistes. La brièveté est une
forme de transit en même temps qu’un lieu laissé vacant, en friche, ouvert à
l’intention de l’œil qui suit les lignes. Le ton, cependant, est donné par la
trame, par l’intrigue : la volupté mêlée du crime et du désir doit gorger
les espaces. Marguerite passe la main, Duras reprend les rênes. Le texte
aménage un territoire dont le cadastre guide les protagonistes, peut-être
malgré eux. La structure narrative permet au désir de mener le récit, à la
pulsion de revêtir sa force. Les éléments qui rythment l’histoire et les
comportements, l’orage, l’amour, la chaleur et l’alcool, émergent de temps à
autre, mentionnés par le texte, comme des signaux : métaphores et rappels
du mouvement houleux par lequel, tantôt submergés tantôt flottants, les
personnages sont transportés d’un bout à l’autre du livre. Faut-il que cela
s’arrête ? La réponse est donnée par Maria, à qui Pierre, au détour d’une
chambre d’hôtel, propose de boire moins
le lendemain. L’héroïne, avatar sans doute de l’auteure et consciente (si ce
n’est miroir, faiseuse) de ce chaos qui la fascine, déclare alors : « Non.
Plus. » C’est l’ivresse, encore, qui brasse les jalons et mélange les
passages, répétant cette leçon baudelairienne ou nietzschéenne selon laquelle
l’écriture, c’est ce qui emporte, ce qui affole, et ce qui broie. Le monde
tourne autour de Maria, de la timidité de Maria, de sa finesse et de sa folie.
Les lieux clos et doux où se préparent le déluge, le bar, le couloir, lui
appartiennent au même titre que les toits ouverts au ciel où gambadent les
meurtriers, que les champs de blé où ils dorment. Il faudra bien, quand même,
que la houle ait un ressac, que le désir reflue, que le « surmoi »
(re)commande. Que l’amour enfin fini permette l'accomplissement de l’amour naissant.
Duras
pointe dans son texte cette violence à laquelle s’abreuve tout comportement courtois,
toute attitude policée. La structure romanesque qu’elle met en œuvre nous
enseigne la permanence d’un risque aux accents sublimes : l’écrasement de
la bienséance sous la force des pulsions. Ses intrigues sont les
expérimentations silencieuses de ces effondrements. Elles arrivent partout, à
tout le monde, tous les jours. On en ressort groggy, comme d’une longue
hallucination.
Des havres ?
Tout
de même, il y a des pauses. Les moments de siestes de la petite Judith. Les
aubes, les repas de langoustines grillées. De petits moments où les rituels
endiguent les rapports, sans quoi, l’histoire ne tiendrait plus. Ni nous. Ce
sont d’autres passages à l’intérieur du récit. Des seuils, plutôt. Ils permettent
la réflexion des personnages sur ce qui vient de se passer, comme s’ils regardaient
en arrière, se reposaient, hébétés, des émotions dont ils sont pourtant à
l’origine. Dans de tels cas, l’auteur reprend son statut, sa distance, et
permet subtilement le détail des traits et des caractères. Mais c’est pour
mieux sans doute nous convier à la réflexion que cette violence, bien que couverte
par les conventions, nous lie aussi les uns aux autres, que les passages
convergent, que les perspectives individuelles, opposées parfois, luttent
toutes contre une même crainte, celle de la finitude. Les aubes, les repas, les
relations, tiennent le néant à distance.
L’anthropologie
de Marguerite Duras est faite de couloirs et chacun de ses romans
nous y ouvre avec splendeur et discrétion. Discrétion, parce qu’on a l’impression
de partager un secret; splendeur parce que tout secret fascine. Dix heures et demie... Comme Un barrage... (1950) et comme L’amant (1984) donnent l’impression
d’avancer dans une trouée souterraine menant, dans le noir, à une
forme d’inconscient en latence du comportement social. Oui, les lectures
psychanalytiques de Duras sont nombreuses. La poésie propre à ses romans nous rappellent cependant que, n'en déplaise au père Freud, tout inconscient
est collectif.