Illustration: Manuela Soto |
Lorsque la parole est donnée aux armes et que les gens meurent, la place réservée à la musique dans les cargaisons et les priorités ne semble pouvoir qu’être restreinte. Pourtant, musique et militaire marchent côte à côte chaque fois que l'occasion se présente. La star féminine y finit même par servir d’idole pour les soldats. Retour sur un phénomène hérité des premières années de la pop et toujours d’actualité avec la kurde Helly Luv.
Musique et militaire ont construit une histoire déjà longue et fusionnelle. Servant à donner la cadence, à renforcer le moral du soldat ou à ajouter du faste aux déploiements, la musique s’est enrégimentée depuis presque toujours. Son utilisation est devenue systématique avec la modernisation de l’armée à partir du XVIIème siècle avant de n’avoir plus qu’un rôle d’apparat suite à l’avènement d’une armée où l’infanterie n’a plus le même rôle après la Seconde Guerre mondiale. En Suisse, l’aspect musical perdure en tant que rituel social et prestigieux de l’armée. On compte ainsi 240 musicien-ne-s parmi les recrues. Et au sein de l’armée, existent un orchestre symphonique à vent, un orchestre de représentation, un Concert Band, un Brass Band, un Swiss Army Big Band et 19 fanfares, sans oublier Tatoo, un festival des musiques militaires internationales organisé à Bâle, le deuxième plus grand au monde en terme de participants et de budget.
L’avènement de la pop culture dans les années 50 va permettre une rencontre entre musique et militaire sur un autre rythme que celui de la marche. La guerre du Vietnam représente alors l’événement central du roman national américain où viennent se percuter contre-culture, impérialisme, guerre froide et pop. Ainsi pour remonter le moral des troupes, on envoie sur le front des stars, issues avant tout du cinéma mais aussi de la musique, des stars dans la plupart des cas féminines. Cet usage de femmes célèbres et sexy par l’armée peut être compris dans différents sens. D’un point de vue pratique, il est censé donner du baume aux cœurs de soldats traumatisés par un conflit extrêmement violent. Parfois privés de tout contact avec les femmes, cette présence doit également servir de compensation, suscitant parfois plutôt le déchainement des instincts primaires. Ces éléments ont notamment été mis en scène par Coppola dans Apocalypse Now dans la scène des playboy bunnies, donnant à voir le décalage entre sexualité naïvement offerte du divertissement pop et sexualité agressive de soldats. D’un point de vue plus large, il faut également rappeler que la pop joue un rôle idéologique important dans la guerre froide. En effet, elle est censée incarner les valeurs de modernité, de liberté et de plaisir de la consommation rendue possible par la société capitaliste, en opposition avec la standardisation des biens de la société communiste. La présence de pop star féminine sur le front doit aussi se comprendre ainsi comme une mise en scène des valeurs idéologiques.
Cette pratique perdure aujourd’hui. Le dernier cas recensé est celui de la venue de Helly Luv en Syrie auprès des femmes peschmergas, ces kurdes combattant en Syrie et en Irak contre l’Etat Islamique (EI). Les images de sa visite sont fascinantes par le contraste qu’elles offrent entre sérieux du ton rituel et reprise des clichés de la pop star (lunette de soleil, rouge à lèvre, femme fatale). On découvre à cette occasion la chanteuse au pseudo rêvé de Helly Luv, surnommée apparemment la Shakira kurde. Son dernier tube en date "Risk It All" s'accompagne d'un clip où elle s’entoure déjà de femmes militaires. Autre époque, autre signification. Cette présence d’Helly Luv se distingue par l’absence de division de genre entre star et soldats, vidant la rencontre de son contenu de sexualité primaire. Elle se comprend de plus du fait de la place centrale qu’occupent les chanteuses dans le mainstream arabe et moyen-oriental, que ce soit au Liban ou en Égypte. Cependant, au-delà de l’aspect intéressant de découvrir ainsi une pop différente et une armée moins réservée aux hommes, il ne faut pas oublier que cette visite s’inscrit à nouveau dans un discours de guerre. Ici il s’agit de faire apparaître la pop star féminine pour dénoncer en creux l’adversaire comme étant un régime oppressant les femmes et ne connaissant pas la pop, donc la modernité. A ce titre, les femmes soldats performent ce discours par leur présence tout autant que la star. Pour fondées que soient ces attaques, en ce qui concerne les extrémistes de l’EI, elles dévoilent une nouvelle utilisation idéologique de l'idole féminine. Cette dernière donne à voir un féminisme de façade faisant croire à l’égalité entre hommes et femmes dans des sociétés où cette question est loin d’être résolue, reprenant la mise en scène médiatique désormais omniprésente de récupération du féminisme au sein de discours racistes anti-Islam. Précisons néanmoins que dans le cas de l'EI, des critiques féministes sont plus que pertinentes étant donné le caractère odieux d'un régime fondamentaliste qui s'attaque autant aux femmes, qu'aux minorités, sans oublier les forces révolutionnaires en Syrie. Dans ce cadre-là, le combat des peshmergas et des kurdes semble héroique.
Ainsi dans les années 60 ou aujourd’hui, la star féminine se retrouve brandie en milieu militaire comme idole de tout ce dont est privé le soldat, à savoir le divertissement. Ce dernier, avec l'avènement de la pop, sert un discours idéologique parce qu’il symbolise la modernité et la liberté. Dans les deux cas également, des émancipations féministes (la liberté sexuelle, l’égalité) sont traduites visuellement pour n’être plus réduites qu'à des apparences : des pin-up playboy et du rouge à lèvre.